L’ouvrage dirigé par Nelly Valsangiacomo et Jon MathieuJon Mathieu est historien à l’Université de Lucerne spécialisé en histoire économique, sociale et environnementale du XVIe au XIXe siècle. s’inscrit dans le courant des « sensory studies », de l’histoire des sensibilités, chère à Alain Corbin. Si les études portent généralement sur le milieu urbain, les auteurs s’interrogent, ici, sur le monde alpin.

Dans leur introduction, les auteurs rappellent quelques textes anciens, à commencer par celui de Conrad Gessner qui décrivait, en 1541, le plaisir qu’il avait à contempler les montagnes. Les botanistes, les médecins des XVIIe et XVIIIe siècles furent les premiers à évoquer la perception sensorielle des Alpes.

Cinq auteurs, réunis dans cet ouvrage, proposent chacun une perception sensorielle différente, du toucher à la vue. Ils tentent de répondre à la question : les conditions environnementales changent-elles la perception culturelle ?

Le Paysage par la peau

À partir de quelques références sur la notion de paysage, d’Yves Luginbülg à Augustin Berque et Alain Corbin, Claude Reichler décrit le programme de recherche interdisciplinaire « Le bon air des Alpes » (2002-2005). Il s’intéresse aux processus physiologiques de la perception du paysage.

Les études de cas proposées abordent la pratique du naturisme.

Arnold Rikli créa, au milieu du XIXe siècle, en Slovénie, un centre sanitaire où l’on pratiquait l’hydrothérapie, le contact de la peau avec l’air, le soleil, le sol y était primordial. La cure visait à rétablir le rapport entre l’humain et la nature. La beauté des paysages était un atout. On retrouve ces idées dans les écrits du docteur Auguste RollierUn médecin suisse spécialiste des soins aux tuberculeux dans des cliniques d’altitude., dans la première moitié du XXe siècle.

C’est dans le même état d’esprit que travaille le graphiste Hugo Laubi dont l’auteur analyse une affiche promotionnelle de 1919 pour la commune de Weggis, au bord du lac des Quatre-Cantons.

Quel serait le goût des Alpes ?

Isabelle Raboud-SchüleElle est ethnologue, directrice du Musée gruérien de Bulle. situe son article dans le champ des études sur l’alimentation. Elle montre l’intérêt croissant pour les terroirs, alors que l’alimentation industrialisée se développe. Les études sur l’histoire de l’alimentation se sont multipliées à partir des années 1980 à propos des fromages, des vins…

Elle s’intéresse au goût de quelques produits. Un rappel rapide des saveurs de base amène à un constat : si la géographie gastronomique apparaît dans les récits de voyages dès le XVIe siècle, c’est le développement du tourisme grâce à celui de l’automobile qui démocratise les guides, les recettes typiques, l’émergence des cuisines régionales.

Si les Alpes sont synonymes de fromages, il convient de ne pas gommer la grande variété des productions. C’est l’ambition des inventaires (Val d’Aoste, Rhône-AlpesVol 8 de l’inventaire du patrimoine culinaire, initié par le Conseil national des arts culinaires, Suisse) et des appellations (AOC, AOP).

Pour la satisfaction du touriste, l’autrice prend l’exemple de l’assiette valaisanneViandes séchées, fromages, pain de seigle qui découle des habitudes alimentaires anciennes.

Elle évoque le projet européen pour le patrimoine culinaire des Alpes AlpFoodway, avant de conclure avec l’emblème alpin qu’est l’edelweiss.

Parfums des Alpes. Un tour d’horizon olfactif

Beat GuggerJournaliste scientifique suisse propose quelques repères dans l’histoire des odeurs, peu représentée avant Le miasme et la jonquille d’Alain Corbin. Les écrits du XIXe siècle, en Suisse, parlent des plantes médicinales ; plus récemment, l’autrice cite les travaux sur l’histoire culturelle de la lavande de Johanna Rolshoven et ceux de Michael D. Schmidt à propos du mythe de l’air alpin (2020).

L’autrice nous invite à une promenade olfactive dans les différents étages de végétation d’un versant, les fleurs, mais aussi les senteurs du troupeau. Elle note que celles de la transformation du lait ont évolué avec le développement de l’hygiène qui, plus généralement, a modifié la perception culturelle des odeurs. Elle évoque tour à tour le médecin Johann Jakob Scheuchzern le botaniste Albrecht von HallerAuteur de la première flore alpine, Jean-Jacques Rousseau et les thérapies par l’air pur, sans toutefois gommer ce qui a détérioré l’air des montagnes au XXe siècle : l’industrialisation des vallées, le transport routier et sa pollution.

Les régimes sonores des Alpes

Nelly Valsangiacomo présente le concept de « paysage sonore ». Si les sons de la nature sont présents dans les récits de voyages dès le XVIIe siècle, les études sur l’environnement sonore en montagne date des années 1990 avec les travaux du géographe Justin Winckler.

Les bruits de l’eau sont très présents, mais aujourd’hui perturbés par les sons de la modernité, par exemple l’hélicoptère. L’autrice montre pourquoi la sonorité alpine des cloches du troupeau, celle du cor des AlpesC’est un instrument de musique à vent, en bois. Très présent en Suisse, il servait à communiquer à distance en montagne., les chants pastoraux sont des marqueurs territoriaux en voie de patrimonialisationLe ranz des vaches a été inscrit au patrimoine culturel immatériel du canton de Fribourg en 2011..

Elle montre la mutation des sons de travail des tambours qui rythmaient les vendanges en Val d’Anniviers au bruit des canons à neige. Les nuisances sonores dénoncées aujourd’hui, tantôt sur les cloches des vaches, tantôt contre l’helisky, montrent que les perceptions sonores sont culturelles.

Voir les Alpes

L’Ethnologue autrichien Bernhard Tschofen traite de l’histoire du regard porté sur le paysage. S’il y a peu de traces de cette perception avant le XVIIe siècle, elles abondent ensuite : textes, croquis, gravures, photographiesVoir Voyager et s’en souvenir – L’appropriation visuelle des Alpes par les voyageurs anglais, Danijela Bucher, Sorbonne Université Presses, 2023 jusqu’à la fabrication de l’image touristique. Les perceptions sont liées aux différentes pratiques de la montagne (science, alpinisme). L’auteur présente l’apparition et la diffusion des vues panoramiques. Il évoque les perceptions nouvelles nées du passage d’un col ou de la fréquentation d’un téléphérique. Ces images concourent à une vision uniformisée des Alpes.