Ce livre est le troisième qui paraît dans une collection née en 2013, tournée vers l’historiographique et dirigée par Christian Delacroix, François Dosse et Patrick GarciaOn peut regarder et écouter François Dosse présenter cette collection dans une vidéo enregistré lors des rendez-vous de l’histoire de Blois de 2014, http://www.dailymotion.com/video/x19nj2s_francois-dosse-collection-ecritures-de-l-histoire_news. Les deux premiers volumes, écrits par Olivier Forlin et Philippe Joutard, consacrés à la question du fascisme et à celle de la mémoire, ont été présentés dans la cliothèquehttp://clio-cr.clionautes.org/le-fascisme-historiographie-et.html#.VQ7MCeHpyTw ; http://clio-cr.clionautes.org/histoire-et-memoires-conflits-et-alliance.html#.VQ7MLeHpyTw. Deux maîtres de conférences, Emmanuel Fureix et François Jarrige, déjà connus et reconnus pour leurs travaux respectifs, le premier plus tourné vers l’histoire politique et culturelle, le second se consacrant principalement à l’histoire de l’industrialisation et des techniqueshttp://crhec.u-pec.fr/membres/enseignants-chercheurs/fureix-emmanuel–290720.kjsp ; http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/chercheurs/Jarrige/Francois_Jarrige.html, ont accepté de relever un défi ambitieux : faire le bilan des renouvellements de l’historiographie du XIXe siècle français depuis les années 1980 en prenant en compte, autant que faire ce peu, les travaux publiés en français mais aussi en anglais. Les auteurs rappellent dans leur introduction que « Les Etats-Unis sont l’un des foyers majeurs d’écriture de l’histoire de la France. Le nombre d’universitaires spécialistes de la France au XIXe siècle y est supérieur à celui de leurs homologues français. » (p. 11).

Un ouvrage ambitieux

De prime abord, on pense qu’il aurait été plus simple et plus sûr de mobiliser non pas deux mais toute une équipe de dix-neuviémistes pour mener à bien une telle entreprise, en confiant chaque champ de recherche (l’histoire des religions, l’histoire de la colonisation …) à un spécialiste reconnu. L’ouvrage y aurait peut être gagné en exhaustivité comme le reconnaissent implicitement les auteurs : « Même à deux, il est impossible de lire tout ce qui a été écrit sur ce « siècle monstrueux », de tout comprendre, et il serait vain d’ailleurs de vouloir être exhaustifs, même en resserrant l’analyse sur le seul terrain français. » (p. 381). Mais il aurait certainement perdu beaucoup de son intérêt et de son unité.
Les auteurs ont en effet voulu éviter le plan à tiroirs : « Sans être certains du résultat obtenu, du moins avons-nous tenté de proposer un voyage dans le XIXe siècle des historiens, en fuyant autant que possible les bilans trop rigides et abstraits, en plongeant dans la chair du passé, en évitant de distinguer artificiellement le social, le politique, le culturel ou l’économique, étiquettes souvent artificielles qui n’ont d’autres fonctions que de construire des forteresses en délimitant des territoires illusoires. » (p. 383). Pour ce faire, ils ont choisi de partir d’une problématique tournant autour du couple modernité / modernisation, de montrer systématiquement comment les orientations prises par la recherche historique sont guidées par les interrogations du présent et enfin de répartir leur propos autour de sept grands thèmes qui sont autant d’objets d’histoire sur lesquels les dix-neuviémistes ont beaucoup travaillé ces dernières années, comme les identités (chapitre 4) ou la construction de l’Etat (chapitre 6)La table des matières complète et détaillée est disponible sur le site de l’éditeur : http://www.editionsladecouverte.fr/catalogue/index-La_modernite_desenchantee-9782707171573.html.

Modernité et modernisation

Si Emmanuel Fureix et François Jarrige reprennent à leur compte les concepts de modernité et de modernisation, c’est avant tout pour en faire un usage heuristique, un point de départ pour réfléchir sur la place du XIXe siècle dans l’histoire de la France. En témoigne, par exemple, la façon dont François Jarrige présente la « modernisation » dans l’introduction du chapitre consacré, grosso modo, à l’histoire économique et intitulé significativement : « Les voies sinueuses de la modernisation » : « Ce XIXe siècle prométhéen – celui des usines, du machinisme et de l’urbanisation – a fait l’objet d’importantes révisions depuis trente ans. Il faut désormais utiliser avec une grande prudence le terme de « modernisation » pour caractériser cette période. Comme le concept de « développement », son alter ego, l’idée de modernisation est en effet aveugle aux configurations passées ; elle les recouvre d’un macro-récit téléologique qui rend invisibles la richesse et la diversité des situations. […] On sait que la « modernisation » ne fut jamais un processus linéaire et unique. Elle prit des formes très variables et suivit un cours discontinu. Sous l’effet conjugué des changements de paradigme dans l’étude des sciences et des techniques, d’une profonde remise en cause des interprétations classiques de la « révolution industrielle », et de l’émergence de l’histoire environnementaleSur ce sujet, voir, dans la cliothèque, le compte-rendu du n°249 du Mouvement social : http://clio-cr.clionautes.org/l-emergence-du-risque-industriel-france-grande-bretagne-xviiie-xixe-siecles.html#.VQ7yBOHpyTw, le XIXe siècle apparaît comme une période plus complexe et ambivalente, traversée d’incertitudes et de doutes. » (p. 49-50) A lire ces lignes on comprend mieux pourquoi l’épithète « désenchantée » accompagne la modernité dans le titre du livre.

Concordance des temps

Dans leur conclusion, les auteurs affirment : « Les nouveaux regards sur le XIXe siècle ont aussi été modelés par les grands enjeux du présent, quoi qu’en disent les partisans de la neutralité axiologique. » (p. 385) Dans chaque chapitre, ils s’efforcent de montrer ce lien entre les interrogations sur le devenir des sociétés actuelles et les questions ou problématiques à partir desquelles les historiens se sont penchés sur le XIXe siècle depuis les années 1980. Ainsi, François Jarrige souligne l’existence d’une concordance entre le renouvellement de l’histoire de l’Etat et la montée en puissance du néo-libéralisme : « Depuis les années 1980, les historiens du XIXe siècle ne cessent d’interroger l’Etat et ses contours. Cet intérêt continu et les nombreux débats qui l’ont accompagné […] entretiennent de nombreux liens avec les transformations politiques et économiques à l’œuvre à l’époque du néolibéralisme triomphant à la fin du XXe siècle. » (p. 282). Emmanuel Fureix n’a pas de mal à mettre en évidence le même type de relations entre temps présent et interrogations historiennes à propos de l’essor des histoires des femmes et du genre, notamment, dans son chapitre sur « Le siècle des identités. »

Un ouvrage utile

Pour les enseignants du secondaire, pour les chercheurs en herbe ou s’intéressant pour la première fois de près au XIXe siècle, pour les étudiants ayant une connaissance même minimale de l’histoire de la France du XIXe siècle, cet ouvrage sera d’une grande utilité. Tout d’abord, on se rendra compte que s’intéresser au XIXe siècle est tout aussi passionnant que de se pencher sur le XXe siècle et son cortège de guerres mondiales, de génocides et autres « événements monstres ». Par ailleurs, sur chaque thème abordé, le lecteur peut prendre connaissance des renouvellements historiographiques et, grâce aux abondantes notes bas de page, se constituer une bibliographie des travaux les plus importants de ces trente dernières années. On regrettera tout de même, s’agissant d’un ouvrage d’historiographie, l’absence d’une bibliographie et celle d’un index. Mais la faute en incombe probablement à l’éditeur, pour lequel cela aurait pourtant représenté un surcoût limité, et non aux auteurs.
Thomas Figarol, le 23 mars 2015.