Voici un livre écrit par une architecte spécialiste de l’urbanisation qui intéressera aussi bien les historiens pour l’évolution des solutions successives d’organisation du territoire qui ont été adoptées que les géographes pour les principes qui expliquent l’organisation de l’espace américain.

A partir d’une réflexion menée pour sa thèse soutenue en 1997, Grille, ville et territoire aux Etats-Unis : un quadrillage de l’espace pour une pensée spécifique de la ville et son territoire, Catherine Maumi s’attache à travers la forte implication de Thomas Jefferson dans les différents textes fondateurs examinés entre 1784 et 1796 à rendre compréhensibles les choix qui ont été faits d’organiser l’espace américain selon un plan orthogonal. L’auteur qui a séjourné et mené des recherches plusieurs années aux Etats-Unis et qui fournit en références bibliographiques de nombreux titres américains rend également accessibles au fil de son exposé de nombreuses reproductions de documents, plans et schémas, rarement utilisés dans des ouvrages français.

Le livre, publié dans la collection de l’Ecole Nationale d’Architecture de Grenoble où Catherine Maumi participe aux travaux d’un des laboratoires de recherche, est préfacé par l’historien de l’urbanisme André Corboz qui pose le problème de l’abstraction de la conception de départ devenue réalité sur le terrain .
Le texte se compose de trois chapitres, légèrement inégaux (35,47 et 27 pages) et fait la part belle aux principes de géométrie. L’introduction est ainsi consacrée à « l’angle droit, le lieu de toutes les mesures », le premier chapitre à « la grille orthogonale comme outil de représentation et de conception » en reliant fort justement le perfectionnement général de l’utilisation des coordonnées terrestres (« des coordonnées précises pour toutes les parties du monde ») à l’application qui en est faite sur le continent américain (« le quadrillage : l’outil indispensable à la définition des abcisses et ordonnées du Nouveau Monde »).

Après avoir traité des aspects généraux qui permettent de comprendre les applications sur le terrain, Catherine Maumi dans le IIe chapitre (« le repère cartésien validé par la colonisation de la deuxième génération ») s’intéresse de façon plus précise aux modes d’organisation de l’espace utilisés sur le continent nord-américain. L’expression de « colonisation de la deuxième génération » est définie dans le propos de l’auteur comme « cette période de l’histoire du continent nord-américain lors de laquelle le territoire des Etats-Unis sera véritablement créé, construit ».

Des repères cartésiens

Un rappel des différentes concessions par lesquelles les colonies ont été créées est d’abord fait, puis l’auteur examine les différentes conceptions, les différents projets qui précèdent la « Land Ordinance » de 1785, avant d’en examiner les précédents directs : cette construction semble casser un peu la linéarité du discours, ce qui peut dérouter l’historien plus habitué à une organisation qui respecte davantage la chronologie.
Le principe des townships de six milles de côté comme élément de base de l’organisation de l’espace, déjà utilisé dans le Nord-Est et dans les marches frontières est ainsi décrit, les tentatives de remplacement d’une base de six milles par une de dix par Jefferson, adepte du système décimal sont rappelées. Les principales dispositions du projet de 1784 et de l’Ordonnance de 1785 sont ainsi comparées et l’élément essentiel de l’ordonnance, la constitution de townships de six milles de côté, subdivisés en 36 sections d’un mille carré de superficie est particulièrement détaillé, tout comme l’élément novateur du texte qui organise le découpage territorial à partir de coordonnées définies invariablement par leurs latitude et longitude.

Mise en vente de la jeune nation

Les conséquences de l’Ordonnance sont également décrites : création du bureau de « Géographe » des Etats-Unis chargé de superviser la levée des plans effectués par des géomètres qui « se voyaient donc attribuer cette charge essentielle de définir, à l’aide de chaînes et de compas ce réseau de lignes nord-sud et de leurs perpendiculaires qui déterminerait simultanément le levé, l’arpentage et la subdivision du territoire qui leur avait été alloué » ; à partir des premiers axes fixés, les lignes nord-sud et est-ouest pouvaient « être tracées et mesurées à la chaîne ; enfin le long des « range lines » (nord-sud) et des « township lines » (est-ouest) étaient régulièrement posées les bornes définissant les township carrés, numérotés ». Les plans, transmis au fur et à mesure au conseil des finances afin de procéder à leur mise en vente délimitaient ainsi l’espace à occuper en utilisant exclusivement des coordonnées orthogonales et ils se perfectionneront peu à peu, par l’inscription progressive des particularités topographiques, par l’utilisation de la même échelle à partir de 1831 et des mêmes symboles. Catherine Maumi insiste à juste titre sur le fait que « le territoire nord-américain se retrouvait entièrement enchâssé dans un vaste maillage uniforme qui, tel qu’il avait été conçu permettait de connaître et de positionner n’importe laquelle des parcelles constituant cette immensité territoriale, ce, avant même que celle-ci soit véritablement reconnue sur le terrain » ce qui permettait « un repérage on ne peut plus précis de toutes les parcelles de terre disponibles, facilitant ainsi grandement l’opération d’attribution et de mise en vente par la jeune nation ».

Territoires adaptés aux familles

L’examen du passage des principes aux réalités de terrain est ensuite abordé, notamment en utilisant l’exemple de l’Ohio, un des premiers terrains d’expérimentation de la démarche et le partage des sections initialement prévues en sous-sections de superficie plus adaptées aux capacités d’exploitation d’une famille. De la même façon que le découpage sur le terrain est illustré par les reproductions des différents types de bornes utilisées, l’examen de ces subdivisions est illustré par de nombreuses reproductions de croquis.
L’auteur s’intéresse ensuite dans un sous-chapitre intitulé « de la théorie à la pratique » aux difficultés qu’arpenteurs et responsables rencontrèrent notamment pour passer d’un plan à une surface, celle d’une portion de la Terre caractérisée non seulement par la diversité des éléments topographiques mais aussi par sa rotondité. La recherche de solutions par les Géomètres Généraux successifs, l’établissement de « méridiens principaux « et de « base-lines » sur lesquels appuyer l’ensemble de l’édifice de repérage se développa au début du XIXe siècle ; le recours aux « correction lines » permettant de compenser les écarts, sur le plan technique l’utilisation du compas solaire et de chaînes de mesures normalisées améliorèrent la qualité des relevés et des plans. L’auteur signale également que les géomètres engagés pour cet immense travail de repérage et de plans qui précédait l’occupation du sol participaient également à la reconnaissance de territoires encore peu connus. A la fin de ce chapitre , elle insiste sur le sens du terme « shaping » (donner forme) qui a désigné l’ensemble de ces opérations de repérage et de quadrillage qui ont donné cette répartition de l’espace si particulier au continent nord-américain.
Dans le troisième chapitre, malheureusement plus court que les précédents, ce qui est une conséquence probable de la réduction de morceaux du texte initial de la thèse pour les faire tenir dans le volume somme toute réduit du livre, « de l’infiniment grand à l’infiniment petit », Catherine Maumi aborde les « applications localisées dérivées du principe de base » car, une fois les premiers jalons posés, il ne restait plus aux routes, clôtures, champs, rues, lots qu’à se conformer au mieux et le plus simplement qu’il soit à cette structure générale d’ores et déjà établie ».
Le principe de la grille orthogonale connaît donc diverses applications aussi bien à grande échelle qu’à petite se retrouvant par exemple dans l’organisation de l’espace urbain : le projet, non utilisé, de Jefferson pour la future capitale en témoigne, tout comme la structure des villes américaines.

L’ouvrage comporte un cahier en quadrichromie composé essentiellement de vues aériennes qui peuvent être considérées comme des preuves à l’appui de son propos, une biographie de Thomas Jefferson s’intéressant surtout à Jefferson le concepteur et l’amateur d’architecture, une douzaine de pages de notes qu’on peut regretter de ne pas avoir lues en bas des pages et une intéressante bibliographie de titres que pour beaucoup nous n’avons pas l’habitude d’utiliser. Même si par moments on aurait aimé avoir encore davantage de matière, ce que la collection n’aurait pas permis, il s’agit donc d’un livre plus qu’intéressant, qui permet d’avoir à la fois réflexions et apports de connaissances précises par rapport à la genèse et aux principes de l’organisation spatiale des États-Unis.