Pour qui perçoit un tant soit peu les spécificités de la « personne France », pour reprendre une expression du général Valluy, il était illusoire d’envisager que la fin des guerres de décolonisation (dont ce terrible « temps des léopards » algérien naguère narré par Yves Courrière) signifie le retour permanent de nos troupes dans leurs casernes de métropole.

Depuis 1961, actionnées dans le cadre du système d’alerte Guépard, elles ont en effet été engagées dans de très nombreuses opérations extérieures. En dehors des tragiques acmés que constituent les pertes qui impactent régulièrement nos soldats, celles-ci restent cependant peu ou confusément perçues de la majorité de nos contemporains. Avant même de l’ouvrir, on comprend donc tout l’intérêt du présent ouvrage qui leur est pour la première fois consacré ; d’autant plus vu l’identité de son auteur.

Sous le feu

Engagé dans l’armée de terre en 1983, d’abord sous-officier, nommé lieutenant quelques années plus tard après un passage brillant par Saint-Cyr, Michel Goya connaît pendant une quinzaine d’années une carrière opérationnelle fournie au sein des Troupes de Marine. Puis il occupe des fonctions d’analyse et d’enseignement jusqu’à sa retraite militaire en 2015, avec le grade de colonel. Breveté de l’Ecole de Guerre en 2004, il obtient quatre ans plus tard le titre de docteur en histoire contemporaine avec une thèse sur l’évolution de l’armée française entre 1871 et 1918.

Cette quadruple casquette de praticien, d’analyste, d’enseignant et d’historien le rend particulièrement à même de traiter de l’expérience combattante et des conflits contemporains, ce qu’il fait régulièrement comme intervenant auprès d’institutions et dans les médias, sur son blog La voie de l’épée, et via des contributions à des périodiques spécialisés (Défense et Sécurité Internationale, Guerres & Histoire…) Il est en outre l’auteur d’un certain nombre de monographies remarquées, dont on citera particulièrement les plus récentes : Sous le feu, la mort comme hypothèse de travail (2014), Les vainqueurs, comment la France a gagné la guerre (2018) et S’adapter pour vaincre (2019).

Il se donne donc pour objectif dans le présent ouvrage, fruit de deux ans de travail, de présenter cette « guerre mondiale en miettes » dans laquelle notre pays est engagé depuis six décennies. Une très claire introduction en pose les jalons. Au début des années 60, la France de De Gaulle réorganise ses armées en deux forces aux finalités différentes : de puissants moyens nucléaires et conventionnels destinés à dissuader en association avec nos Alliés une attaque de l’Europe occidentale et du sol national par le bloc soviétique, et une petite force professionnalisée affectée aux interventions extérieures, essentiellement en Afrique où nous restons liés par des nombreux accords de défense bilatéraux.

Deux facteurs vont alors s’avérer décisifs, et le rester par la suite : d’une part, la grande facilité institutionnelle d’engagement de ces troupes expéditionnaires (une décision du président en conseil de défense) ; de l’autre, l’obligation ressentie que la France tienne son rang dans les affaires du monde, au delà de la défense de ses seuls intérêts. Ils vont déboucher sur un interventionnisme fort : sur la période, l’auteur comptabilise trente-deux grandes campagnes, guerres, confrontations et opérations de police internationale, et une centaine de plus petite ampleur, faisant de facto des soldats français les plus sollicités au monde. Ces combats sont ici abordés à l’échelle des opérations, entre stratégie et tactique.

L’auteur fait le constat qu’au travers ces multiples campagnes où la distinction entre les deux modes d’emploi du monopole de la force étatique (la guerre et la police, selon que l’ennemi est déclaré ou non) est souvent brouillée, les formes et les modes opératoires évoluent au gré de trois grandes périodes stratégiques successives ; ce sont celles-ci qui déterminent les trois parties du livre.

De la Guerre Froide à la guerre permanente

La première est celle de la Guerre Froide. L’architecture de la prise de décision militaire est mise en place entre 1958 et 1961 ; sur le plan extérieur, elle est éprouvée dès cette même année pour dégager la base de Bizerte menacée par les Tunisiens. La force d’intervention extérieure, formée d’engagés très compétents, appuyée sur un réseau de bases africaines, est petite et légèrement équipée mais suffisamment pour les ennemis auxquels elle a à faire face ; ainsi au Tchad en 1969-1972. Sous Valéry Giscard d’Estaing, les forces françaises retrouvent de 1977 à 1980 « le temps de la foudroyance » par de brillantes opérations en Mauritanie, au Zaïre, en Centrafrique et encore au Tchad.

Mais la décision politique commence à être bridée par les accusations de néocolonialisme et la peur des pertes dans nos rangs. Les septennats miterrandiens sont marqués par la pratique de la « guerre sous le seuil » : elle s’enlise dans le meurtrier bourbier libanais, donne lieu à des confrontations souterraines perdues face à l’Iran et à la Syrie ; en Afrique, les campagnes menées au Tchad et au Rwanda semblent par contre se clore avec succès.

S’ouvre alors, avec le « nouvel ordre mondial » consécutif à la chute de l’URSS, une nouvelle période. La Guerre du Golfe (1990-91) en révèle les rapports de force dominés par l’hyper-puissance américaine, et l’inadaptation du modèle français aux missions de gestion de crise à l’étranger auquel il va donner lieu. La nécessaire restructuration de nos forces se traduit par leur professionnalisation ; il pâtit cependant de la volonté de sophistication de l’équipement et de la baisse des moyens. Dans la première partie des années 1990, les interventions humanitaires armées au Kurdistan, Cambodge, Somalie, Rwanda puis en ex-Yougoslavie se montrent de plus en plus inefficaces, voire contre-productives ; sous l’égide de l’OTAN, des opérations plus actives sont menées dans cette dernière région à partir de 1995, l’engagement français, réel, restant toujours limité par des trous capacitaires et la faiblesse des effectifs.

L’Afrique connaît à la même époque de nombreuses turbulences, et le même type d’opérations de stabilisation est mené, avec un résultat mitigé, l’emploi de la force y restant plus longtemps inhibé. Entre autres réactions aux mondialisation et libéralisation économique issus de la fin de la Guerre Froide, le monde arabo-musulman est cependant touché par le phénomène salafiste djihadiste, qui se traduit par la montée en puissance de groupes armés. Leurs attaques terroristes amènent l’engagement des troupes sur le territoire national (mise en place de Vigipirate à partir de 1995) et en Afghanistan à partir de 2001.

Dans la deuxième partie des années 2000, il apparaît que ce nouvel ordre mondial démocratisé et apaisé souhaité par les Etats-Unis et leurs alliés n’a pas émergé, et que leur prédominance est de plus en plus disputée, à la fois par des organisations armées et par des Etats assumant des politiques de puissance (Chine, Russie, Iran, Corée du Nord…) Si le Livre Blanc de 2008 en dresse le constat, il est cependant suivi d’une nouvelle et sévère réduction des moyens militaires français du fait de la crise financière. Une « guerre permanente » commence pourtant : contre-insurrection en Afghanistan (2008-2012), interventions limitées en Libye et Syrie (qui marquent la fin des opérations d’ingérence humanitaire), opération Serval au Mali (janvier 2013) et son prolongement Barkhane au Sahel, Sangaris en Centrafrique (2014-2016), participation à la guerre contre Daech, au Levant mais surtout dans les rues de France via l’opération Sentinelle…

Edge of tomorrow

Au final, Michel Goya livre une présentation claire, précise et passionnante à lire des opérations militaires engagées par notre pays depuis 60 ans. Très abordable, elle est avantageusement complétée de riches notes et bibliographie, de cartes, d’une chronologie des opérations, de tables et index qui en facilitent l’accès. Sur le fond, on appréciera la hauteur de vues de l’ouvrage, à la fois dans le recul pris par rapport aux événements, dans leur catégorisation, et dans l’analyse critique pertinente qui en est faite – ce qui n’était pas forcément sans mérite de la part de l’auteur, qui fut directement engagé au Rwanda, en Bosnie, en Centrafrique et Guyane dans les années 90. Celle-ci montre bien que, dans un bilan globalement mitigé, les réussites découlèrent avant tout de l’accord des objectifs, des voies et des moyens.

En d’autres termes, se trouve déterminante la mise en cohérence de trois logiques parallèles : militaire, politique et financière. L’auteur se montre souvent incisif en ce domaine, soulignant les dévoiements qu’ont pu connaître les deux dernières ; on invoquera comme exemples récents la mise en place de l’opération Sentinelle (à visée essentiellement anxiolytique), l’engagement au sol en Kapisa-Surobi (avant tout motivé par la volonté de donner un gage aux Etats-Unis, et uniquement évalué à l’aune du nombre de soldats déployés), ou la désastreuse réduction quantitative et qualitative des armées post-2008, heureusement stoppée par le renversement de la politique de défense en 2015.

On ne peut qu’abonder à cette analyse ; étant bien entendu que la soumission du militaire au politique et que la défense des intérêts de la République pour seule boussole sont des postulats indiscutables, utiliser l’outil militaire en dehors de ce pour quoi il est fait ou ne pas lui donner les moyens de s’adapter à ce qu’on lui demande – si tant est que cette demande soit claire – aboutit invariablement, in fine, par nuire à l’ensemble.

La réflexion reste évidemment on ne peut plus d’actualité, car nul n’ignore que la situation décrite dans la troisième partie perdure aujourd’hui, et pas en mieux. L’auteur ouvre à son sujet d’intéressantes perspectives dans sa conclusion : le constat restant celui de troupes trop peu nombreuses, d’une sensibilité politique aux pertes exacerbée, et du caractère de plus en plus imprévisible des situations à venir, ceci dans un contexte financier qui reste contraint, l’innovation s’impose.

Se donner la possibilité d’étoffer les effectifs sur le terrain par le recours au mercenariat ou à la sous-traitance, maximiser la puissance tactique des forces de contact, recourir de façon accrue aux « armes invisibles » (cyberattaque, emploi des forces sous le seuil de visibilité…), mettre en cohérence tous nos instruments de puissance, amplifier le rôle et le potentiel de la réserve, faire preuve d’un plus grand réalisme dans la politique d’équipement… L’ouvrage se clôt dans cette optique par l’esquisse d’un certain nombre de pistes de bon sens.

Outre son indéniable intérêt sur le plan historique, c’est donc à une véritable réflexion sur la politique militaire actuelle et à venir de la France, et plus généralement sur sa destinée comme puissance mondiale, que l’ouvrage invite, et on ne saurait donc que trop conseiller la lecture éclairante de ce solide travail à tous ceux qui s’en sentent concernés de près ou de loin.

(Note de l’auteur : la rédaction de cette recension s’est achevée le 20 février. La crise majeure née dans la semaine qui a suivi de la décision du président russe d’envahir l’Ukraine, et la qualité des éclairages prodigués à cette occasion par Michel Goya, n’en rendent malheureusement que plus impératives ses dernières lignes…)