Un petit livre, un livre d’émotion et de témoignages, un livre qui raconte des histoires personnelles qui s’intègrent à l’histoire de la Résistance et de la déportation, un livre vivant parce que les femmes et les hommes que nous suivons étaient profondément vivants, voulaient vivre, mais vivre libre, et choisirent de combattre. Un livre d’histoire.
« D’insatiables amoureux de liberté et d’amour »
C’est le joli titre de la préface d’Eric Alary.[i] C’est l’histoire d’Odette et de Lucien qu’Eric Alary a rencontrés pour la première fois au début des années 1990, dans un collège où il commençait sa carrière de professeur d’histoire. « Cette rencontre, qui allait en précéder beaucoup d’autres, a déterminé en partie les engagements pris par ailleurs dans ma vie de citoyen et ma vie de chercheur à Sciences Po Paris. Car par-dessus tout, ces deux témoins exceptionnels venaient dire aux jeunes qu’il fallait toujours gagner la paix et la liberté, la démocratie et la solidarité. Ils pensaient que notre liberté n’était pas complètement gagnée ».
Odette Métais et Lucien Marchelidon se sont connus en 1943, alors qu’ils n’avaient guère plus de 20 ans et étaient déjà engagés chacun de leur côté dans des activités de résistance. Ils ont continué à résister ensemble et sont tombés ensemble, avec une dizaine de leurs parents et amis, dans le piège tendu par un dénonciateur, alors qu’ils rédigeaient leurs faireparts de fiançailles, en février 1944. Chacun de leur côté ils ont connu l’enfer de la déportation. Tous deux ont survécu, se sont mariés, ont partagé 60 ans de vie commune et sont morts en octobre 2006. Durant ces décennies, avec leurs amis et leurs enfants, ils « ont engagé un marathon dans les établissements scolaires d’Indre-et-Loire et de tout le pays », ainsi qu’ils ont activement milité au sein des associations d’anciens déportés.
Un travail d’histoire au service de la mémoire de la résistance
« De nos jours, leurs voix manquent, mais leur combat continue à travers ce livre de témoignages, à travers le travail de leurs enfants et petits-enfants. » En effet, Françoise Marchelidon, née en 1949, est la fille d’Odette et Lucien, engagée avec ses parents dans les associations mémorielles, membre du conseil d’administration des amicales des camps de Neuengamme et Ravensbrück ; Anne-Yvonne Lointier-Savigneux, née en 1945 dans une famille de résistants, confiée à sa grand-mère rescapée des camps, très investie dans l’histoire et la mémoire des camps, est membre du conseil d’administration de l’Amicale de Ravensbrück et des kommandos dépendants et de celui de l’Association Buchenwald, Dora et de ses kommandos. Il s’agit d’un livre de mémoire et d’histoire, dans la mesure où il rend hommage et fait revivre les actions d’un groupe de parents et de camarades résistants, en reliant de manière cohérente des témoignages issus de diverses sources indiquées en fin d’ouvrage, des tapuscrits privés, des récits publiés sur les kommandos et les camps où passèrent les résistantes et les résistants de ce groupe (Neuengamme, Buchenwald, Ravensbrück, Flossenbürg). Un travail historique rigoureux au service de la mémoire d’un groupe de résistance, avec une douzaine de pages de photographies et de reproductions de documents. Il est louable et encourageant qu’un éditeur permette de porter ce travail à la connaissance du grand public.
Résistance
Ils furent tous deux résistants et leur parcours nous permet d’appréhender la diversité des actions de ceux que l’on appelle les résistants sédentaires, ceux qui continuaient de vivre dans la légalité. Odette vit dans la famille d’André Goupille, vétérinaire à La Haye-Descartes, en Indre-et-Loire, en zone occupée, très près de la ligne de démarcation. André Goupille dispose d’un laissez-passer pour visiter sa clientèle des deux côtés de la ligne. Il commence par faire passer du courrier, puis des gens : des prisonniers évadés, des Juifs, des aviateurs alliés abattus. Odette et les cinq enfants de la famille participent à cette activité. André est arrêté une première fois en janvier 1942 et fait quatre semaines de prison. Il décide de déménager pour le Grand-Pressigny, de l’autre côté de la ligne, en zone non occupée. Odette reste quelque temps avec la grand-mère, continue les passages et est arrêtée elle aussi au printemps 1943. André est ensuite intégré dans un réseau et ajoute à ses activités la planque de réfractaires au Service du travail obligatoire (STO), puis la réception de parachutages. C’est à ce moment que Lucien Marchelidon, natif de Montluçon, résistant grillé dans sa région, entre en contact avec la famille Goupille, et donc avec Odette.
Lucien s’est engagé avec son frère René dans la résistance locale. Le 6 janvier 1943, ils ont participé activement à une grosse manifestation contre le départ des requis pour la Relève, première forme du STO, en gare de Montluçon. 2000 personnes envahissent les voies, l’armée allemande disperse la foule, Lucien est arrêté, condamné à 15 jours de prison, puis il est embarqué pour l’Allemagne. Avec deux copains, il s’évade au cours d’un transfert à Saint-Etienne. Il décide de rejoindre un oncle, agriculteur en Indre-et-Loire, et entre en relation au début de l’été 1943 avec la famille Goupille, André étant le vétérinaire de la ferme. Son frère René le rejoint ; ils intègrent le réseau d’André Goupille et participent aux activités de parachutage : recherche des terrains potentiels, homologation de ces terrains par Londres, écoute des messages de la BBC, préparation du terrain, réception des containers, cache des armes et munitions parachutées. Odette et Lucien sont dans l’équipe de réception…
Arrestations, internements, déportations
Un membre du réseau dénonce tous ceux qu’il connait à la Gestapo de Tours, pour 5000 francs. Toute la famille Marchelidon est arrêtée dans la nuit du 15 au 16 février 1944, ainsi que Lucien qui était à la maison : les fiançailles d’Odette et Lucien étaient prévues pour le dimanche 20 février. D’autres arrestations suivent peu après. De la prison de Tours, les femmes gagnent celle de Romainville, les hommes sont regroupés à Compiègne. A Romainville, les jeunes filles sages des campagnes d’Indre-et-Loire cohabitent avec des prostituées parisiennes. Elles quittent Paris le 18 avril 1943 et arrivent à Ravensbrück quatre jours plus tard.
On est surpris au récit d’Odette qui dit que l’éclat de rire fut général quand elles se virent rasées, elle, Jeanne Goupille et sa fille Elisabeth. Elles sont envoyées dans différents kommandos de travail, s’efforçant par des tractations de rester ensemble tant que possible. Mais Odette part le 5 juin 1944 à Holleischen, petite bourgade tchèque située à 30 km de Pilsen, avec une trentaine de Tourangelles. La description du kommando est atypique : une ferme dans un paysage splendide, une soupe servie à l’arrivée dans « des assiettes blanches », des lits individuels, des douches…ajoutez à cela, l’annonce du débarquement ! Elles fabriquent des obus dans une usine moderne, s’efforcent de saboter, en contact avec des femmes tchèques. Les choses s’aggravent quand le commandant du kommando est remplacé par un SS venu d’Auschwitz, qui a vite fait de rétablir la norme concentrationnaire. L’hiver est terrible, mais la solidarité aide à survivre.
Les hommes sont déportés dans différents convois après l’emprisonnement à Tours et le passage par Compiègne. Les trois fils Goupille, âgés de 19, 18 et à peine 17 ans, arrivent à Flossenbürg. André Goupille, Lucien et son frère René sont immatriculés à Neuengamme où ils assistent bientôt à une pendaison publique pour tentative d’évasion. Après un mois épuisant à extraire de la glaise et à débroussailler, ils sont envoyés à Sachsenhausen, « traversée d’Oranienburg sous les huées et les crachats des Allemands ». Lucien et René sont affectés dans un kommando disciplinaire très dur, sans comprendre pourquoi. Le chef de Block est un ancien bagnard qui n’aime pas les Français. Le travail de terrassement et de déchargement des péniches est « supportable ». Néanmoins René est aux limites de ses forces tandis que Lucien attrape une bronchite et est couvert de furoncles. Le 6 février 1945, c’est le départ pour Buchenwald. Lucien est contacté par l’organisation de résistance du camp et accepte de l’intégrer, « il n’est plus seul, il appartient à une force organisée, il est protégé par la Résistance du camp ». Son frère René ne reviendra pas.
Evacuations, Libération, Retour
On a pu constater la grande mobilité des déportés au sein du système concentrationnaire, en fonction d’impératifs bureaucratiques et économiques. On appréhende maintenant les diverses modalités de libération et de retour. Lucien est affecté dès la libération de Buchenwald à la sécurité du camp, où il reste près de 3000 Français. Puis il part en camion vers le centre de rapatriement d’Eisenach, ensuite en wagons à bestiaux garnis de paille fraiche pour Metz où il arrive le 3 mai 1945, puis Orléans sans passer par Paris et l’hôtel Lutétia, pourtant point de passage obligé. Il veille à ne pas trop manger, car il est informé du danger. Il cherche des nouvelles d’Odette et part en Touraine.
Jeanne Goupille et sa fille sont évacuées le 10 avril 1945 de Beendorf dans des conditions épouvantables, enfermées trois semaines dans un train qui tourne en rond en fuyant tantôt devant les Américains, tantôt devant les Anglais, tantôt devant les Russes, balançant les mortes de la nuit dans la campagne. Le 2 mai, elles sont à la frontière danoise, le 4 mai à Malmö, en Suède, où on les soignera jusqu’à leur rapatriement en avion le 5 juillet 1945.
Libéré par les Russes, André Goupille a longtemps marché vers l’Ouest, comme le montre le « Journal de ma Libération », qu’il a tenu. Il lui faut plus d’un mois avant de réussir à traverser l’Elbe. Le 3 juin 1945, il est à Thionville, et deux jours plus tard, il arrive à Tours.
A Holleischen, Odette et Simone Goupille, sont libérées par un coup de main audacieux des partisans tchèques, avant l’arrivée des troupes américaines. Les jeunes filles sortent, s’habillent, s’amusent, refusent d’exécuter leurs gardiennes comme le leur propose un officier polonais, acceptent l’invitation des libérateurs à aller goûter la bière à Pilsen. Elles partent en convoi le 17 mai, risquent leur vie sur un pont branlant qui traverse le Rhin, arrivent à Paris le 24 mai 1945, puis prennent le train pour Tours.
Odette retrouve sa famille. Lucien arrivera très vite de Montluçon, où sa mère n’accepte pas de croire à la mort de son fils René. La date et le lieu exacts de sa mort, le 16 décembre 1944, ne seront connus qu’en 2009. 51 personnes avaient été arrêtées, 17 sont rentrées, dont neuf de la même famille. « Les rumeurs vont bon train, ils ont dû être favorisés… » Tous se retrouvent le 7 novembre 1945 pour le mariage d’Odette et Lucien, « un rassemblement de déportés ».
« Les premières associations d’anciens déportés ont très vite réuni toutes ces personnes qui avaient une histoire commune peu compréhensible pour le commun des mortels. Des amitiés très puissantes se créent. Lucien retournera à Sachsenhausen en 1961 pour l’inauguration du mémorial. A partir de ce jour, ils travaillent dans les associations régionales puis, en 1968, Odette, Lucien et Madeleine, sœurs de Lucien et René, accompagnée de Robert, son mari, vont, tous les quatre ensemble, faire le pèlerinage à Sachsenhausen, Ravensbrück et Buchenwald (…) Jusqu’à la fin, en octobre 2006, Lucien le 8, Odette le 28, ils garderont intacts leur amour et les souvenirs des camps. »
[i] Historien de la France sous l’Occupation, président du conseil d’administration des Rendez-Vous de l’Histoire de Blois. Son dernier ouvrage est une biographie de Joseph Darnand.