Ce livre est le résultat d’une année de travail sur la guerre d’Algérie qui a été conduit par Jérôme Ruffault et Cécile Rullon avec les élèves de leur classe. Un photographe, Julien Guezennec, et un éditeur, Frédéric Terrier, ont également travaillé dans ce projet.

Les attendus pédagogiques de cette réalisation sont présentés à la fin de cette présentation. Pour la Cliothèque, l’idée est de traiter d’un livre d’histoire consacré à des mémoires concurrentes mais globalement brisées, comme le rappelle le titre de ce livre à propos de la guerre d’Algérie.
Cet ouvrage correspond à un genre spécifique, celui que l’on appelle le roman épistolaire lorsqu’il s’agit d’une œuvre de fiction, mais dans ce cas précis il y a bien eu un travail d’histoire qui a été opéré pour permettre à ses élèves d’imaginer ces correspondances entre un civil algérien et un soldat français, entre un Algérien resté en Algérie et son compatriote expatrié en métropole, et ces lettres de soldats du contingent servant dans les opérations de maintien de l’ordre en Algérie.
Le projet est original et les élèves, sous la direction de leurs professeurs, ont cherché à aborder tous les aspects de ce conflit. La lettre d’un combattant du FLN à l’armée française qui évoque la situation des harkis est extrêmement émouvante, dans la mesure où elle montre que dans ce conflit rien n’était totalement blanc et noir et que les frontières entre le bien et le mal étaient assez poreuses.
Les personnes qui écrivent ces lettres, mêmes si elles ont été effectivement rédigées par les élèves, sont au nombre de six, ancien soldat, ancien combattant du FLN, « pieds-noirs » mêmes si cette expression n’est pas utilisée dans l’ouvrage, qui ont été écoutés par les collégiens et qui ont inspiré cette correspondance.
On aurait pu imaginer que le témoignage serait décousu, cela n’a pas été le cas, il existe une véritable unité, à la fois dans le style d’écriture et dans le message qu’il transmet. Celui-ci est finalement assez universel après une guerre, même s’il a fallu attendre de nombreuses décennies pour qu’elle finisse par dire son nom. Ce message est celui de l’absurdité de la violence, des dégâts qu’elle peut opérer, et des transformations qu’elle fait subir aux femmes et aux hommes qui la cotoient.
Bien entendu ce n’est pas un livre d’histoire mais un recueil de mémoires, sous forme de création littéraire. La trame est historique, elle évoque des destins brisés, mais aussi le travail de reconstruction de ses protagonistes.

On pourrait aussi parler de cette réalisation en tant qu’objet, de cette sobre couverture noire, de ce cahier qui se referme avec un velcro, un peu comme ces carnets de notes où les artisans inscrivent leurs commandes. Robert Mancion, l’un des témoins, était artisan menuisier avant d’être appelé en Algérie. On aime à croire qu’il a inspiré cette réalisation.
Et puis il y a ces photogrammes qui évoquent des déchirures, à partir de ces photos vieillies et de ces petits dessins écrits sans doute sur des lettres de soldats ou sur des coins de cahiers d’écoliers peu attentifs en classe.
À l’évidence, nos collègues ont eu beaucoup de chance de pouvoir rassembler autour de leur classe ces témoins avec leurs souvenirs. Peut-être que la douceur des rives de Loire a pu apaiser ces blessures. On imagine très mal, même s’il faut essayer de le faire, un tel travail sur les rives de la Méditerranée, en raison du caractère encore sensible que la guerre d’Algérie peut avoir auprès de certaines populations installées dans le Midi après 1962.
En même temps, ce travail est indispensable car il permet de montrer que les jeunes générations veulent à la fois comprendre ce qui a pu se passer et également apaiser.
La mémoire peut être violence quand elle vise à obtenir la réparation d’un préjudice, elle peut donner le baume du souvenir quand elle permet de comprendre les ressorts qui ont pu animer les uns et les autres dans des moments dramatiques.

On a du mal à quitter ce livre, en entendant le crissement de la pastille de velcro qui permet de l’ouvrir ou de le maintenir fermé, à ne pas penser à une déchirure, celle qui a été vécue de part et d’autre de la Méditerranée.

Les objectifs poursuivis par les enseignants ont certainement été atteints, et notamment, dans un contexte particulier, un quartier dans lequel la part de l’immigration est importante, celui d’enrichir la connaissance des relations franco-algériennes.
Incontestablement les élèves, par l’écriture de ce recueil épistolaire, ont certainement pu améliorer leur maîtrise de la langue, comprendre aussi que la photographie ne se limite pas à l’affichage sur un écran.
Tous les détails ont été pensés et notamment les caractères d’imprimerie, ceux de ces lettres avec leur typographie qui rappelle celle des machines à écrire à ruban. C’était bien avant le traitement de texte.
Avec cet ouvrage, les élèves de la classe Camus du collège de Bourges vont participer au salon du livre d’histoire organisée par l’association Agora Défense les 6 et 7 février 2016. On ne peut que leur souhaiter de rencontrer des lecteurs, de continuer à recueillir des témoignages, de continuer à approfondir leurs connaissances sur cet épisode qui est toujours une blessure de l’histoire de leur pays.
Sans doute pourront-ils alors répondre comme des citoyens éclairés avec assurance à toutes les tentatives d’instrumentalisation de l’histoire et ceci d’où qu’elles viennent.

Voici le texte de présentation du projet rédigé par les collègues maîtres d’œuvres de ce projet:

Présentation du projet éditorial sur les mémoires de la guerre d’Algérie
(extrait de l’ouvrage : « Guerre d’Algérie, mémoires brisées », 2015)

Les mots des enseignants

Histoire personnelle
Chez moi, comme dans beaucoup de familles d’origine pieds-noirs, la guerre d’Algérie, on n’en parle pas. Jamais, ou alors, avec un timbre de voix particulier, dans un murmure inaudible, entrecoupé de silences et d’ellipses, et pour n’en rien dire. L’Algérie, par contre, où je n’ai jamais mis les pieds, me semble une terre familière, tant les récits nostalgiques de ma grand-mère m’y ont régulièrement emmenée. Pour elle, dont l’esprit est à jamais resté là-bas, alors qu’elle vit en France depuis 1962, pour mon grand-père, dont le silence est éloquent, j’ai déjà essayé par le passé de chercher à comprendre : qu’est-ce que cette guerre ? Pourquoi n’en parle-t-on pas ? Qui sont vraiment les gens qui y ont participé ? Pourquoi est-ce encore un sujet si sensible ? Ces questions aboutissaient toujours au même constat : le sujet est tabou, et nombre des acteurs de ce drame ne sont pas prêts à faire bouger le rideau, pour certains jamais levé, pour d’autres, pas encore tombé.
Lorsque, au printemps 2014, Jérôme Riffault me parle d’un nouveau projet pédagogique, qui proposerait de lever un coin du voile posé sur la guerre d’Algérie, je ne peux pas rester indifférente. C’est bien sûr pour moi l’occasion de retenter un travail d’équipe qui, deux ans auparavant, avait été riche en rencontres, en découvertes, et m’avait convaincue de l’intérêt et du bien-fondé de ce type de démarche au collège. Mais c’est aussi un pan de mon histoire personnelle qu’on viendrait toucher du doigt, une blessure, dont on effleurerait la cicatrice pas vraiment fermée.

Cécile BONNEMAISON-RULLON

Chez moi, c’est une absence, une douleur jamais dite. Un oncle mort au Maroc lors des « évènements »… Pas de guerre, donc pas de morts, donc pas de douleurs, mais des non-dits, individuels et collectifs. Ce mort qu’on découvre pourtant, malgré tout, malgré tous.
Ainsi les guerres menées par la France au Maghreb ont-elles entraîné dans leur tourbillon individus et familles, entraîné et scellé des destins. Retrouver les traces de ces déchirures, essayer d’appréhender un conflit par le biais de ces destins individuels, par ces bouts de parcours a donc été le point de départ de notre démarche.

Jérôme RIFFAULT

Rencontres avec des élèves algériens
Le vécu de la classe défense menée avec Cécile deux ans plus tôt nous avait prouvé que la rencontre et l’échange épistolaire sont des approches didactiques et pédagogiques adaptées à nos élèves.
Nous tombons donc d’accord pour reprendre les mêmes démarches, cette fois-ci en établissant un échange de lettres avec des Algériens francophones d’un niveau comparables aux nôtres. Très vite, en juin 2014, nous trouvons un établissement algérois et un collègue prêt à tenter l’expérience. De ces échanges et de la rencontre avec quatre grands témoins de la guerre d’Algérie (un soldat français, un harki, un(e) pied-noir(e) et un militant(e) du FLN), nous disposerions d’un matériau littéraire propre à une rédaction.

Rencontre avec des témoins directs

Lorsque nous présentons le projet aux troisièmes de la classe Albert Camus, en septembre, nous sommes donc confiants : nous pensons alors être assurés de les faire correspondre avec une classe en Algérie, et nous avons des pistes sérieuses pour deux témoins, un soldat français et une Française pieds-noirs. Nous nous bercions d’illusions.
L’établissement algérois nous fait défaut dès la rentrée, et les très nombreux contacts pris en Algérie, contacts pour la plupart directs par le biais de parents d’élèves de notre collège ou par le biais des institutions éducatives algériennes, n’ont pas abouti. En décembre, nous prenons donc la décision d’abandonner cette partie du projet, pourtant fondamentale.
Robert Mancion et Honorine Bourlieux ont accepté d’emblée de venir parler de leur vécu, de leur Algérie, de leur guerre. La rencontre, c’est d’abord celle d’enseignants avec des personnes soucieuses de partager, pour la toute première fois, leur histoire. Des inquiétudes de leur part et de la bonne volonté. Des échanges de documents, des rencontres, des bavardages… Puis, deux témoignages devant les élèves, aux mois de novembre et décembre. Deux rencontres émouvantes mais vivantes, entre des élèves attentifs et curieux, et des témoins intimidés mais visiblement heureux d’être là.
Il fut moins évident de trouver des harkis ou membres du FLN prêts à échanger sur le sujet. Dès le mois d’octobre, nous avions pris contact avec d’éventuels témoins harkis. A chaque tentative, nous nous sommes heurtés à un refus, avons attendu des réponses qui ne sont jamais venues… Certains se sont rétractés, d’autres se sont longuement excusés… Dire que nous n’avons pas été découragés serait mentir, mais chaque « non » entendu, pour chaque silence, illustrait notre constat initial et justifiait notre démarche auprès des élèves.
Puis, en mars et avril, tout s’est précipité. Avons-nous trouvé Amar Kessous et Kateb Yessad, ou bien est-ce eux qui sommes venus à nous ? Leurs interventions ont en tous cas permis aux élèves d’entendre enfin la voix de ceux qui se taisent, de faire résonner dans leur salle de classe des sons différents, divergents, qu’ils espèrent vous faire retrouver sous leurs plumes.

Rencontre avec les artistes

Parce que plusieurs mondes se sont rencontrés, parce que plusieurs voix se font entendre dans ce livre, il nous a paru évident de faire appel à l’association Les mille univers pour nous aider à donner corps à ce projet. Frédéric Terrier, éminent éditeur, s’est enthousiasmé pour notre idée dès l’été 2014, et nous a apporté ses lumières littéraires. Si un halo artistique a parfois entouré nos échanges, c’est bien grâce à de multiples réunions et à deux séances éditoriales menées avec les élèves, que le livre a pu naître.
La présence de Julien Guezennec sur ce projet tient d’une série de miracles. Le miracle d’une rencontre il y a trois ans, où le photographe berruyer présente à un appel d’offre des photogrammes géants de silhouettes humaines. Vision irréelle de créatures fantastiques. Le miracle d’un premier refus face à notre projet, premier refus qui nous oblige à insister tant l’accroche est bonne, à insister, creuser, nourrir notre projet pour l’expliciter à l’homme de l’art… qui accepte et fait des propositions concrètes, précises pour nos élèves.
Avis commun
Il est toujours difficile de mesurer l’ampleur, l’impact, la résonance d’un projet en cours de réalisation. D’autant plus difficile quand le chemin est semé d’embûches, quand l’inquiétude cède la place aux doutes, voire au découragement. Mais les élèves, les témoins, les partenaires, et même les opposants au projet nous ont portés, nous ont convaincu du bien-fondé de cette réflexion, de la justesse de la démarche.
Difficile d’abord de convaincre les hiérarchies, les possibles financeurs, de toucher à ce morceau d’histoire encore sensible, dans un quartier métissé comme celui où nous avons la chance d’exercer. Difficile ensuite de ne pas subir des remarques, des commentaires décourageants, puis des refus. Tous ces menus obstacles ont été finalement autant de balises sur notre route, autant de signes que notre projet avait une véritable raison d’être et que, à notre modeste échelle, il était temps de lever un bout de voile sur la guerre d’Algérie.
Finalement, ce sont bien les rencontres qui ont permis à ce projet d’exister et de faire mouche. L’ambition de créer le dialogue a été relayée par de nombreux échanges, avec les témoins directs bien sûr, mais aussi avec les partenaires culturels, les artistes, les collègues et surtout, bien sûr les élèves. C’est en corrigeant les derniers brouillons de lettres, en mettant en commun les différents textes, que nous avons pris la mesure de ce qu’ils avaient réalisé. Les voilà auteurs et acteurs de la réconciliation, enrichis, comme nous, par des rencontres inédites. Envers et contre tout, les échanges ont eu lieu, les élèves semblent avoir compris la portée et les enjeux de leur travail. Consciencieusement, leur présence, leurs questions, ont permis à des témoins encore aujourd’hui souvent antagonistes de se rapprocher, leur ont permis de dire ce passé jusque lors tu, silencieux.