L’abîme de l’oubli fait incontestablement partie de ces bandes dessinées que l’on aimerait ne jamais voir se terminer tant l’expérience de lecture est intense, riche et tout simplement bouleversante.

Ce récit rigoureux, poignant et d’une grande dignité est le fruit du travail de Paco Roca et Rodrigo Terrasa. Leur ambition est de sortir de l’oubli les dizaines de milliers de victimes du régime franquiste, condamnées à l’anonymat par leurs bourreaux. Ils parviennent ainsi à leur rendre hommage ainsi qu’à leurs familles et à tous ceux qui ont compris que « les tombes en disent beaucoup d’une société ». Une lecture nécessaire, un véritable coup de cœur.

Un récit entre passé et présent

Le 14 septembre 1940, à Patrena, une petite ville près de Valence, soit 532 jours après la fin de la guerre civile espagnole, José Celda est fusillé par les soldats du régime franquiste. Le jour même, il est enterré dans une fosse commune avec onze autres hommes, au cimetière de Patrena. C’est Leoncio Badia Navarro, un fossoyeur contraint par les franquistes d’enterrer « les siens », qui accomplit cette tâche. Tout en redonnant une dignité aux dépouilles, il garde une trace de ces hommes pour que leurs familles puissent, un jour, les retrouver et leur offrir un dernier hommage. Soixante-dix ans plus tard, Pepica Celda, alors âgée de huit ans au moment des faits, parvient à localiser la fosse n°126, où repose son père.

Les auteurs accompagnent Pepica dans son périple douloureux au cœur d’une nation qui a choisi l’oubli. Avec l’aide d’Elisa, une jeune archéologue chargée de récolter les échantillons d’ADN et de relever les traces laissées dans la fosse, ce combat mémoriel prend une dimension historique, scientifique et judiciaire. Plus largement, à Patrena, 2 238 personnes furent fusillées et enterrées durant la guerre civile et les années de dictature qui suivirent. Dans toute l’Espagne, les historiens estiment à 600-800 le nombre de ces fosses communes.

Cette bande dessinée met ainsi en lumière une part sombre de l’histoire de la dictature franquiste. A travers le combat de Pepica Celda, les auteurs redonnent vie à ces hommes injustement victimes du régime autoritaire, jetés sans ménagement dans des fosses communes. C’est aussi un hymne au courage : celui des familles, de Leoncio Badia Navarro qui, au péril de sa vie, aide les familles endeuillées, et d’Elisa, l’archéologue qui fouille la terre et la chaux pour exhumer les ossements et objets permettant d’identifier ces disparus.

Un récit et des dessins au service d’une enquête

Le scénario repose sur l’enquête journalistique de Rodrigo Terrasa, débutée par un simple article dans El Mundo en 2013. Il s’est livré à un véritable travail d’historien, en exploitant archives, témoignages et données scientifiques.

Le récit alterne entre plusieurs temporalités : le présent, avec le combat des descendants pour retrouver et identifier les dépouilles ; le passé, avec ces terribles journées de 1940 marquées par les arrestations, exécutions et enterrements clandestins ; et enfin, un parallèle avec L’Iliade, qui insiste sur l’importance des rites funéraires, tant pour honorer les défunts que pour réconforter les vivants. Deux choses refusées aux victimes de la dictature et à leurs familles.

Les dessins de Paco Roca, aux traits ronds et attendrissants, redonnent vie à ces oubliés de l’Histoire. La palette chromatique distingue les époques : des teintes sépia pour le passé, évoquant un effet « vieilli », tandis que le présent s’habille de couleurs plus vives. Les passages inspirés de L’Iliade rappellent, quant à eux, les célèbres vases grecs antiques aux motifs noirs et orangés.

Un support pédagogique

Au sein du thème 3 Histoire et mémoires du programme d’HGGSP de Terminale, L’abîme de l’oubli, au travers de quelques planches, est un support pertinent, aussi bien pour les élèves que pour les enseignants, afin de d’alimenter et de prolonger le travail mené tout en élargissant la réflexion au prisme du cas de l’Espagne franquiste. Cette bande dessinée documentaire rejoint le double objectif de ce thème : « le premier est de montrer comment les conflits et leur histoire s’inscrivent dans les mémoires des populations ; le second est d’étudier quel rôle jouent la connaissance historique et la justice dans la manière dont les sociétés et les États se reconstruisent après des conflits majeurs. »

 

Dans L’abîme de l’oubli, Rodrigo Terrasa et Paco Roca proposent donc une bande dessinée  aux multiples facettes. C’est une enquête fouillée qui souligne les enjeux historiques, scientifiques, judiciaires et mémoriels. C’est aussi, grâce à la parole donnée aux victimes, aux témoins et même aux bourreaux, une lecture poignante chargée d’émotion. Grâce à cet équilibre parfait entre rigueur, sobriété et humanité, cet ouvrage constitue un véritable plaidoyer pour le travail de mémoire indispensable à la justice et à la dignité humaine.

 

Le lien vers le site des Éditions Delcourt : https://www.editions-delcourt.fr/bd/series/serie-l-abime-de-l-oubli/album-l-abime-de-l-oubli