Dans cet ouvrage, l’auteur, spécialiste du jansénisme et des dissidences religieuses au sein du christianisme, entend apporter ses éclairages d’historien sur la Famille. La révélation de l’existence de ce groupe religieux par un article du Parisien en 2020 a donné lieu à un emballement médiatique, avec pour corollaires la sortie de divers ouvrages sur le sujet et une note de la Miviludes (Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires) quant à de possible dérives sectaires. Pour l’auteur, il est indispensable de se pencher de manière plus approfondie et plus rigoureuse sur cette Famille bien particulière, afin de comprendre ce qu’elle est exactement, les problèmes qu’elle peut poser et de répondre à la question que le microcosme médiatique ne parvient pas à trancher : la Famille est-elle une secte ?
En un peu plus de 150 pages, en se basant notamment sur des sources internes à la Famille, Jean-Pierre Chantin retrace l’histoire sinueuse et complexe de ce groupe, définit son identité passée et actuelle, cerne ses spécificités et met en évidence son caractère de dissidence religieuse. Alors, qu’est-ce que la Famille ? Pour faire simple, c’est une communauté religieuse relevant du christianisme, composée peut-être de 3 000 à 4 000 membres appartenant depuis la fin du XIXe siècle à huit lignages (Thibout, Havet, Déchelette, Fert, Maître, Sanglier, Sandoz et Pulin), établis pour l’essentiel dans l’Est parisien, entre les 8e, 11e et 20e arrondissements. Ce groupe fermé vivait jusqu’en 2020 une existence secrète liée à sa nature de communauté « extra-mondaine » et à l’héritage d’une histoire longue et tourmentée, dont les racines remontent au XVIIe siècle et au jansénisme, dans sa dimension port-royaliste.
Dans la partie qu’il consacre à cette histoire, l’auteur la compare à une succession de « poupées russes », avec des apports qui, au fil du temps, ont façonné les croyances et les pratiques religieuses de la Famille, mélange d’éléments hérités du catholicisme et de composantes originales. Héritières du port-royalisme (pour la prédestination), du figurisme (avec l’attente de l’Apocalypse), de l’extraordinaire convulsionnaire (dans sa dimension prophétique), du pinélisme (pour le millénarisme et le rejet d’une Eglise romaine corrompue) et du bonjourisme (avec l’attente du retour du prophète Elie), les croyances de la Famille accordent une place centrale à la venue d’un monde meilleur, en lieu et place d’un monde présent foncièrement mauvais et d’une société autant rejetée que crainte. Quant aux pratiques de la Famille, elles se font au sein des foyers, en dehors de toute institution ecclésiale.
Détenteurs du « secret », c’est-à-dire des desseins de Dieu sur l’avenir de l’humanité, les membres de la Famille cherchent à se rendre dignes de la grâce divine par un mode de vie communautaire exemplaire. Apparue sous sa forme actuelle au cours du XIXe siècle, la Famille s’est construite autour d’un ensemble de règles de vie à même d’assurer sa pérennité. Aux premiers fondements (importance de la cellule familiale et du chef de famille sur lequel s’appuie l’engagement religieux, rôle central de la transmission, homogénéité sociale et concentration géographique) sont venues s’ajouter à la fin du XIXe siècle les « frontières » définies par un personnage appelé « Mon Oncle Auguste ». Celles-ci ont définitivement fermée la Famille sur elle-même (plus d’entrées extérieures), tout en la séparant encore davantage du monde extérieur.
Ce sont ces règles rigoureuses qui valent aujourd’hui à la Famille une mise en lumière dont beaucoup de ses membres se seraient bien passés, à commencer par les plus conservateurs. La condition des femmes, l’isolement des enfants, la consanguinité et divers abus ont ainsi été mis en exergue par les médias, en se fondant notamment sur les témoignages de membres ayant rompu (difficilement) avec la Famille. C’est aussi ce mode de vie qui pose la question sectaire, à laquelle l’auteur répond par un rejet catégorique, non seulement en l’absence d’autorité centrale (elle est collective) et de prosélytisme, mais aussi en mettant en avant la pluralité de points de vue au sein de la Famille et les évolutions récentes à l’œuvre.
Pour conclure, l’ouvrage se révèle pertinent pour quiconque s’intéresse aux questions de dissidence et de marginalité religieuses. A titre personnel, il m’a permis de mieux cerner ce qu’est la Famille, dont j’avais appris l’existence par l’émission Affaires sensibles sur France Inter. Toutefois, on peut s’agacer du ton sentencieux et du côté égotiste de l’auteur, qui dessert par endroit le propos. Des illustrations (en particulier des arbres généalogiques) auraient été par ailleurs bienvenues pour clarifier les ramifications de la Famille, sans oublier un référencement final des sources et une bibliographie afin de satisfaire les lecteurs les plus curieux.