Hymne à la Résistance et classique du cinéma français.
La France meurtrie de la Libération avait besoin de mythes. Doublement consacrée au premier festival de Cannes en 1946, «La bataille du rail» lui en offrit un à la mesure de son attente. Magnifiant la Résistance cheminote, ce classique du cinéma français lança la carrière de son réalisateur René Clément. Dérivée d’un court-métrage initialement consacré à l’action du réseau Résistance-Fer, l’oeuvre rencontra un succès critique et public unanime. Premier grand film produit sur la résistance, elle s’est aussi imposée comme l’emblème cinématographique du mythe résistancialiste.

Un film mythologique

La genèse de sa création est amplement révélatrice des enjeux et des ambiguïtés qui environnent ce projet artistico-patriotique. Il est le point d’aboutissement d’une double logique dont les intentions transparaissent à travers la construction même du film. La convergence de deux groupes de commanditaires distincts se traduit en effet par la juxtaposition, à l’écran, de deux discours de glorification réunis sous le patronage consensuel du CNR. Satellite du PCF, la Coopérative générale du Cinéma Français de Jean-Paul Le Chanois qui produit le film a l’ambition de célébrer l’héroïsme de la classe ouvrière à travers la métaphore prolétarienne emblématique du peuple cheminot. Pour leur compte, l’association des anciens membres du réseau Résistance-Fer et la SNCF, qui consent un généreux soutien technique, entendent valoriser une vision patriotique et résistante de leur entreprise, redorant ainsi le blason d’une firme qui n’a guère résisté, contrairement à nombre de ses agents.

Le réalisme de la réalisation de René Clément, amplifié par les images du chef opérateur Henri Alekan, convient donc pleinement aux deux parties sur le plan idéologique. Occultant son caractère de fiction, facture documentaire et efficacité émotionnelle créent un effet de véracité qui a immédiatement conféré au film un statut de document d’archive virtuel, et consolidé son statut de classique de la Résistance.

Il en résulte un hymne unanimiste à la famille cheminote soudée dans la lutte : ingénieurs et régulateurs, machinistes et mécaniciens, chefs de gare et aiguilleurs, tous, jusqu’aux cheminots à la retraite, s’engagent du même élan. Dans ce climat de solidarité professionnelle et patriotique instantanée, pas de traitre ni d’agent double, aucun lâche ni dénonciateur… et pas non plus le moindre convoi de la déportation ou de requis du STO, ellipse historique sur laquelle le voile ne s’est levée que récemment. La distribution mêle à d’authentiques cheminots des acteurs alors peu connus et aujourd’hui redevenus anonymes, ce qui accroît l’effet d’authenticité de l’image. Cet univers technique ferroviaire peuplé de trognes ouvrières noircies dégage une esthétique puissante où s’exprime nettement l’inspiration du réalisme socialiste.

Un film didactique

Centré sur le secteur ferroviaire de Chalon-sur-Saône, le scénario se découpe nettement en deux segments d’inégale importance.

Le premier compose un prologue d’une vingtaine de minutes dans un style documentaire très imprégné par l’influence esthétique du cinéma soviétique, et porté par des silhouettes quasiment anonymes et interchangeables. Transposant les aspirations de la Coopérative générale du Cinéma Français, il donne l’image d’un milieu ouvrier homogène et uni dans la lutte. Il feuillette un véritable abécédaire des actions de la résistance cheminote : traversées illégales de la ligne de démarcation (colis et correspondance, fugitifs anonymes seuls ou en groupe dans la cuve à eau des locomotives, et même PG coloniaux évadés en uniforme !), renseignement sur la composition et l’itinéraire des convois allemands, propagande (distribution de tracts, assemblées secrètes dans les dépôt), obstruction procédurière selon le théorème du caillou dans la chaussure (freinage administratif, réforme de matériel), sabotage technique des voies, signaux et matériels, attentats, tous les modes d’action sont ainsi énumérés de façon quasi-linéaire. Une scène de « belote conspirative » introduit la notion des risques encourus. Les menaces allemandes prennent corps, des affiches aux avertissements publics, et aboutissent à la séquence célèbre et poignante d’une exécution d’otages dans un dépôt. Filmés latéralement, les fusillés tombent un à un, accompagnés par le chant des sifflets de locomotives actionnés par leurs camarades solidaires.

L’essentiel du film revient cependant, durant presque une heure, à la mise en oeuvre du «Plan Vert» destiné à paralyser les réseaux de transport utilisés par l’ennemi après le Débarquement. Le style de narration change nettement et prend une tournure plus fictionnelle et dramatisée, qui confère aux personnages l’étoffe personnelle qui leur faisait défaut. Il prend aussi, en filigrane, une épaisseur institutionnelle qui répond aux voeux conjoints des militants de Résistance-Fer et de la hiérarchie de la SNCF, soucieux de magnifier l’image de l’entreprise et d’occulter ses compromissions. Une saga assez spectaculaire (où transparait parfois une forme de comique troupier) se déploie autour des multiples opérations d’obstruction à l’acheminement de convois de troupes vers le front de Normandie. La micro-guerre des entourloupes de circulation sur le réseau, des sabotages locaux et des difficultés techniques (l’épopée des trains grues…) préfigure des épisodes à plus grand spectacle : une embuscade en règle qui tourne en assaut désespéré des maquisards contre un train blindé, l’impressionnant déraillement d’un convoi de chars avec la complicité du machiniste, et le bombardement par l’aviation alliée des trains immobilisés sur les voies obstruées. En un épilogue édifiant, les images du générique final soulignent l’attachement professionnel de la SNCF à la continuité du service public : à peine la retraite allemande effective, les équipes de poseurs de rails oeuvrent déjà au rétablissement des voies…

Une édition soignée

La copie proposée par l’Ina de ce film en noir et blanc sorti en 1946 a bénéficié d’une restauration numérique et sonore en haute définition dont la qualité est indéniable. Elle est disponible en double DVD collector ou en Blue-Ray. Le film a été chapitré en huit séquences. Une version avec sous-titrage anglais est également disponible pour les cinéphiles non francophones.

Cette édition bénéficie d’un utile livret d’accompagnement qui peut faire l’objet d’une exploitation pédagogique (photographies de tournage, florilège d’affiches, story-board de la scène de la fusillade, fiches biographiques de René Clément et Henri Alekan) et d’un copieux menu de suppléments bien choisis dont l’abord approfondit et élargit l’information sur le film, ses auteurs et son contexte :

La bande-annonce de la sortie du film (2mn).

La bataille du rail : du réalisme au légendaire : dans une présentation fluide et précise, l’universitaire Sylvie Lindeperg apporte l’éclairage historique complet utile au film. Après un tableau de la résistance ferroviaire et du processus d’autonomisation du réseau Résistance-Fer, elle brosse la genèse du film, le choix de ses auteurs et les objectifs de ses commanditaires, et dépeint l’accueil critique et public du film à sa sortie puis son entrée dans la légende cinéphilique (32 mn).

Ceux du rail : court-métrage documentaire tourné par René Clément en 1943 et dépeignant la vie d’un équipage de locomotive à vapeur durant un service de 24h. Ce film fut la “carte de visite” qui le recommanda pour la réalisation de La bataille du rail (16 mn).

Un témoignage du chef opérateur Henri Alekan datant de 1986 et concernant sa collaboration avec René Clément pour le documentaire Ceux du rail. Il y rapporte notamment qu’il profita de cette réalisation pour filmer au profit de la résistance les installations militaires ennemies placées sur le trajet… (6 mn).

Un cheminot parmi les autres : sujet des actualités cinématographiques de 1945 rendant hommage au dirigeant syndicaliste cheminot (et ancien secrétaire général du PCF) Pierre Sémard, fusillé en 1942. Partant des funérailles de ce martyr, il s’élargit à un hymne à l’héroïsme du peuple cheminot (2mn).

Le numéro de la légendaire émission des Dossiers de l’Écran (dont le générique demeure lui-même indissociable d’un autre chef-d’œuvre cinématographique dédié à l’Armée des ombres…) consacré en 1969 à La bataille du rail. Le débat animé par Alain Jérôme formule un tour d’horizon de la résistance ferroviaire avec la participation d’une demi-douzaine de grands témoins, notamment l’ancien responsable de Résistance-Fer Louis Armand (1h32).

© Guillaume Lévêque