Si l’on ne peut pas demander une bande dessinée de se transformer en livre d’histoire, on pourrait espérer à minima une contextualisation de l’événement, et puisque cela se présente comme un hommage au film éponyme de Sergueï Eisenstein, une présentation qui soit un peu plus travaillée.

Pour avoir été initié, il y a plus de 50 ans par mon professeur d’histoire, militant communiste par ailleurs, au cinéma soviétique lors des séances du ciné-club du collège, je dois reconnaître que Pablo Auladell a pu comprendre lui aussi les ressorts du montage du réalisateur Eisenstein. En même temps, même si l’on peut apprécier ce qui relève plutôt du roman graphique, avec une belle maîtrise du fusain, qui rappelle bien le noir et blanc du film d’Eisenstein, on a un petit goût d’inachevé. À moins que le but recherché ne soit d’inviter à revoir ce film qui reste, c’est une évidence, une référence.

La bande dessinée est divisée en chapitres. Le premier s’intitule, en référence au motif de la révolte, « des hommes et des vers », et montre en jouant sur des plans rapprochés sur les visages, les émotions qui animent ces matelots insurgés, dans un contexte révolutionnaire, celui de 1905. On retrouve les différents épisodes de cette mutinerie qui éclate plusieurs mois après le fameux dimanche rouge de janvier 1905, le 26 juin de la même année.

Après les scènes de violence consécutives à la tentative du capitaine de réprimer avec une immense brutalité les matelots insurgés, le navire prend la route pour Odessa, où la population fait un accueil triomphal à ces matelots. Dans ce mouvement qui apparaît comme très largement spontané des revendications multiples s’expriment : le rejet de l’autocratie, la volonté d’accéder à la terre, mais aussi, page 57, un cri poussé par un homme habillé « en bourgeois » : Sus aux youpins ! Dans la vignette suivante le personnage semble remis à sa place par le reste des manifestants.  On aurait aimé voir une telle attitude à Paris lors de certaines manifestations en février 2019

La composition des planches est assez classique, et correspond assez à ce que l’on pourrait appeler un story board, pour le cinéma. Des plans larges de la foule rassemblée sur l’escalier d’Odessa, une pleine page avec le drapeau rouge hissé sur le grand mat du cuirassé, et avec le passage à six vignettes par page, avec des détails sur des personnages, on passe à trois vignettes larges qui permettent de montrer la scène où les cosaques, du haut de l’escalier, tirent sur la foule.

Devant ce qui apparaît bel et bien commune insurrection qui menace de s’étendre à toute la flotte de la mer Noire, le torpilleur auxiliaire numéro 267, s’est d’ailleurs relié au Potemkine, le commandement de l’escadre fait route vers Odessa, mais les mutins traversent l’escadre avant d’atteindre le port de Constanta en Roumanie.

La plupart des matelots sont accueillis par les autorités roumaines, tandis qu’une autre partie, et notamment les officiers subalternes, affirmant avoir été contraints, retourne en Russie à bord du torpilleur auxiliaire.

On retrouve très clairement dans les différentes vignettes des images du film, et on peut apprécier ce style de dessin, qui joue très largement sur la matière du fusain, et sur les effets en noir et blanc. Quelques lavis en rouge apparaissent parfois.

On peut comprendre que l’on puisse rendre hommage à ce film qui reste bel et bien un monument du cinéma, en raison de la puissance et de l’originalité, en 1925, de ce montage rythmique des images qui s’affranchit de l’ordre chronologique et qui a forcément un impact sur le spectateur. En même temps, on aurait pu espérer un scénario peut-être plus construit. Certes le réalisateur soviétique mettait en scène le peuple insurgé, qui devenait, comme les marins du Potemkine, l’acteur principal. Mais peut-être aurait-on pu élargir le propos.

Après tout, cet épisode de la révolution de 1905, qui au final se révèle être un échec, méritait d’être beaucoup mieux contextualisé. La marine russe de la mer Noire a bien conscience que la flotte impériale a été battue lors de la guerre russe japonaise. En même temps se sont formés les premiers soviets, notamment à Saint-Pétersbourg. Et c’est peut-être tout cet environnement qui manque à l’histoire. Le scénario de la bande dessinée reste celui du film, et au final l’ouvrage apparaît comme un story board, certes avec de grandes qualités esthétiques, mais sans le souffle de l’événement historique par lui-même, au-delà du film de 1925.

Il faut évidemment aborder l’enjeu de la réalisation de ce film, commémorant le 20e anniversaire de l’événement, pendant la période de stabilisation du nouveau régime soviétique, qui cherche à se donner une légitimité en abordant la mutinerie du Potemkine comme un épisode précurseur.

Il faut tout de même se rappeler que l’épisode qui met fin au tsarisme en février, mars 1917, s’inscrit bien dans la continuité de ces aspirations du peuple russe au changement, tandis que la prise de pouvoir par les bolcheviks en octobre / novembre 1917, et la dissolution de l’assemblée constituante, issue des élections du 25 novembre 1917, traduit bien la volonté de Lénine et Trotski, d’imposer un nouveau régime basé sur l’autorité d’un parti unique.