La chute des cheveux et l’apparence physique en résultant ne sont pas des éléments anecdotiques : le cheveu et le poil, et leur absence, sont porteurs de sens liés à la société étudiée. L’impact social de la calvitie n’est donc pas à négliger et la question n’est pas si triviale qu’elle en a l’air. Pourtant, la calvitie et les chauves n’ont jusqu’ici que peu intéressé les historiens, notamment de la Rome antique : la calvitie n’a été abordée que comme un élément parmi d’autres du discrédit des corps. L’intérêt sur la perte de cheveux et les prothèses capillaires est très récent (travaux de Jane Draycott). Cet essai vise à étudier la question de la calvitie dans Rome et son empire sur une période allant du IIe siècle avant notre ère (fin de la période républicaine) au tout début du Ve siècle de notre ère.
Robinson Baudry est maître de conférences en histoire romaine à l’université Paris-Nanterre, spécialiste de la République romaine. Il a notamment dirigé, avec Frédéric Hurlet, Le Prestige à Rome à la fin de la République et au début du Principat (2016) mais aussi, avec Sylvain Destephen, La société romaine et ses élites (2012), hommages à Elizabeth Deniaux.
Caroline Husquin est maîtresse de conférences d’histoire romaine à l’université de Lille, spécialiste du corps et d’anthropologie historique. Elle a publié, en particulier, L’intégrité du corps en question. Perceptions et représentations de l’atteinte physique dans la Rome antique (2020) et a collaboré au Dictionnaire du corps dans l’Antiquité (2019) sous la direction de Lydie Bodiou et Véronique Mehl.
Identifier les chauves
L’enquête sur le vocabulaire utilisé pour désigner l’absence totale ou partielle de cheveux montre que les moyens utilisés sont riches et diversifiés : il existe beaucoup de mots et de périphrases, qui n’ont pas tous une valeur péjorative. Certains mots suggèrent un manque, un défaut : le chauve est celui à qui il manque quelque chose. Parfois la calvitie est inscrite dans la dénomination d’un aristocrate : caluus (« le chauve ») est attesté dans la famille des Licinii ; caluinus est un surnom porté par la grande famille des Domitii ; caluentius est un surnom porté par les notables de la cité de Plaisance ; glaber/glabrio est attesté chez les Claudii etc. Mais, comme ces surnoms sont héréditaires, on ne peut pas savoir si un caluus ou un caluentius est vraiment chauve !
Une littérature médicale abondante
Il existe une littérature médicale qui essaie de saisir les causes de la calvitie.
Chez les Anciens, enveloppe charnelle et état de l’âme sont liés. Le corps est un signifiant social : le physique livre la psyché. Dans ce contexte, la physiogonomie est l’art de juger quelqu’un d’après son enveloppe corporelle. Certains des termes de laideur ont une connotation morale négative qui renvoie à la honte et à la dépravation. La calvitie est une inconvenance susceptible d’altérer la dignitas des membres de l’élite, créant le doute sur leur aptitude à gouverner la Cité.
L’absence de cheveux est décrite par les médecins comme un dérèglement des humeurs. La chute des cheveux est expliquée par un déséquilibre ou une absence d’éléments : manque d’humidité, surcroît de chaleur… Avec la vieillesse, l’humidité nourrissant le cheveu se raréfie. Chez les plus jeunes, ceux qui sont portés sur le plaisir sexuel deviennent vite chauves, du fait de la déperdition de chaleur que le coït provoque (Aristote) ! Les chauves sont donc souvent perçus comme des débauchés. Les femmes ne deviennent pas chauves, en l’absence d’émission spermatique. Plutarque se demande si les ivrognes deviennent chauves parce que la chaleur du vin fait évaporer l’humidité de leur cerveau.
La perte des cheveux peut aussi provenir de l’abus excessif des teintures, du recours au fer à friser, mais aussi de la malpropreté.
Comment remédier à la calvitie ?
Il n’y a pas de véritable cursus médical et les itinéraires du soin sont variés (médecine rationnelle ou scientifique, médecine religieuse qui sollicite les dieux, thérapeutique magique). Les différentes médecines ne s’excluent pas mutuellement : un médecin peut très bien prodiguer une amulette ou encourager une visite au sanctuaire.
La littérature ancienne abonde en remèdes pour lutter contre la chute des cheveux (dont les causes sont multiples) ou encore favoriser leur repousse. Un auteur comme Pline l’Ancien fournit nombre de remèdes. Par exemple, il préconise l’usage de fiel de truie ou de taureau, ou bien d’urine de taureau, entre autres. La graisse d’ours revient chez nombre d’auteurs : est-ce un hasard que ce soit un animal velu ?
Entre l’utilisation de certains remèdes et des pratiques magiques, la frontière est parfois ténue. Evidemment, les dieux sont des auxiliaires précieux dans le combat contre la calvitie ou l’alopécie. L’usage des ex-voto est la matérialisation de l’aide attendue de la part des dieux : ainsi on a découvert une tête votive de femme au crâne largement dégarni datant du IIIe ou du IIe siècle avant notre ère au temple de Minerva Medica, à Rome, qui permet d’envisager un vœu en lien avec la sphère capillaire, même si l’interprétation est délicate. Bien sûr, quand il y une inscription explicite, comme à Travi (aux environs de Plaisance), l’interprétation est plus simple !
Quand l’absence de cheveux est avérée, il faut chercher à la cacher. Le port d’une perruque est un moyen privilégié pour ce faire, aussi bien pour les hommes que pour les femmes. Quelques exemplaires de perruques artificielles (en lin, en fibres d’herbe ou de palmier) ont été découverts grâce à l’archéologie. On peut penser que les perruques étaient à la fois chères et rares et probablement réservées à une élite. La littérature raille le port d’une perruque, qui est considéré comme une tromperie et une dissimulation. Ceux qui ne peuvent pas ou ne veulent pas porter de perruque ont recours à des pommades ou à des couvre-chefs. César, à la chevelure clairsemée, pouvait dissimuler une partie de son crâne grâce à sa couronne de lauriers, que le Sénat l’avait autorisé à porter en permanence.
Les préjugés de la société et le ressenti des chauves
Dans la société romaine, les personnes aux têtes dégarnies font l’objet de préjugés et de dépréciations morales pouvant conduire à une marginalisation. Dans certaines situations toutefois, elle peut ne pas poser de problèmes lorsqu’elle est liée à la vieillesse, elle-même liée à la sagesse et à l’expérience. Sur nombre de monuments commémoratifs, l’absence de cheveux n’a pour autre but que de suggérer l’âge de la personne représentée. Dans le cas d’individus jeunes, la calvitie est presque systématiquement associée à des caractéristiques négatives ou à des comportements déviants. La perte des cheveux est associée à des stéréotypes : défaut d’intelligence, tromperie et traîtrise, manque de courage, caractère efféminé, malhonnêteté, addiction à l’alcool et aux plaisirs de la chair. La calvitie renvoie aussi à l’altérité : juridique et sociale (le rasage de crâne comme sanction) ; ethnique (certains peuples passent pour chauves, comme sur l’île de Mykonos).
La calvitie suscite généralement la raillerie et la moquerie. Les termes utilisés sont parfois assez durs (ainsi chez Martial, auteur latin du Ier siècle). La calvitie est également utilisée dans des rôles types lors de prestations comiques au théâtre (dans les comédies de Plaute, le marchand d’esclaves est chauve : laideur physique et laideur morale correspondent). Dans le mime, genre théâtral comique qui a connu son apogée à l’époque impériale, il y a souvent des chauves, archétype du stupidus, du benêt, même si la calvitie n’est qu’un élément d’un ensemble disgracieux. On peut penser qu’en suscitant le rire, ces représentations éloignent le mauvais œil.
Comment le chauve voit-il sa propre condition ? Les sources peinent à nous renseigner mais les témoignages indirects font état de la peine ressentie par les chauves, ainsi que l’existence d’un sentiment de honte, du fait du regard porté sur eux par la communauté. Un seul témoignage d’un chauve sur sa propre condition nous est parvenu, l’Eloge de la calvitie par Synésios de Cyrène, et ce témoignage direct confirme les témoignages indirects.
Et la calvitie volontaire ?
Le rasage du crâne est attesté dans plusieurs situations et pour certaines catégories de personnes. La décision est le résultat de la contrainte exercée par une communauté dans le cas de la calvitie des isiaques ou de celle des affranchis. Les prêtres et les adeptes de la déesse Isis devaient se raser entièrement le crâne, cette pratique ayant une dimension initiatique et purificatrice. L’intégration du culte d’Isis à la religion romaine à partir de Vespasien n’y a rien changé. Pour les auteurs chrétiens, le rasage du crâne chez les isiaques est un symbole des erreurs du paganisme.
Le rasage de crâne est aussi un élément rituel de l’affranchissement. Un esclave qui va être affranchi a le crâne rasé : le rasage des cheveux a ici valeur de rite de passage vers le nouveau statut social.
La calvitie peut aussi être imposée à des esclaves condamnés (par exemple pour tentative de fuite). Le rasage déshonore l’esclave. Le rasage peut être infligé aux esclaves en dehors de tout délit (cf. Cassus Dion, Histoire romaine), l’esclave étant un instrument de la volonté de son maître.
Le rasage des cheveux fait partie des punitions vexatoires et constitue un instrument de contrôle sur le corps dont disposent les détenteurs de pouvoir.
Dans quelques cas, on peut observer que le rasage des cheveux constitue une offrande capillaire aux dieux. (Anthologie palatine, Satiricon). Il peut aussi être un moyen de dissimulation.
Les femmes sont aussi concernées
Les femmes n’échappent pas aux stéréotypes et préjugés relatifs à la calvitie, puisque sa beauté est intrinsèquement liée à ses cheveux : une femme sans cheveux ne peut pas plaire. La perte des cheveux se manifeste par un amincissement des cheveux et non pas, comme les hommes, par un dégarnissement du front, des tempes et du vertex.
Sénèque pense que si les femmes sont désormais touchées par des misères capillaires de plus en plus similaires à celles des hommes, c’est parce qu’elles sortent de leur nature et tendent à égaler les hommes dans leurs vices et leurs débordements. En somme, le philosophe avance ici une explication de nature morale, celle de la perversion des mœurs.
Pour les femmes, la calvitie s’apparente à une perte d’identité et elles deviennent l’objet de moqueries très dures, puisqu’elles sont jugées laides Pas question d’embrasser une femme chauve ! Une femme sans cheveux est comme un buisson sans feuillage, ce qui renvoie à la stérilité. Une femme sans cheveux est non seulement laide, mais inutile, puisque stérile.
Les causes naturelles de la chute de cheveux chez les femmes sont l’accouchement, la ménopause ou la maladie. Parmi les causes non naturelles, il y a des pratiques (des courtisanes, des femmes âgées) telles que l’usage de teintures, du fer à friser ou encore l’arrachage des cheveux blancs. Ces pratiques sont sévèrement critiquées. De même, le port de perruques est raillé pour les femmes. Cette critique des auteurs païens se prolonge chez les auteurs chrétiens (comme chez Tertullien, qui récuse également la coloration). L’absence de cheveux chez une femme peut être également volontaire ou contrainte, marquant la douleur, la soumission ou la punition (par exemple pour les captives germaines).
Les usages politiques du dénigrement à l’époque républicaine
Les discours sur la calvitie à l’époque républicaine doivent être remis dans leur contexte d’énonciation : judiciaire, institutionnel, militaire, épistolaire.
Se moque-t-on des chauves au tribunal ? Un seul cas est avéré, et c’est celui d’un chauve volontaire (où Cicéron raille le caractère volontaire de la calvitie, qui démontre un être fait de tromperies et de mensonges).
Les attestations en contexte politique sont rares, même s’il y a le cas de César, dont la calvitie partielle l’expose à la moquerie de ses détracteurs. Toutefois, nous n’en avons conservé aucune trace. Toujours est-il, que lors de l’oraison funèbre de César par Antoine, ce dernier fait allusion aux cheveux blancs du défunt, maculés de sang par les couteaux de ses assassins (cf. Dion Cassius). Il est un fait que les portraits monétaires ou sculptés de César ont tendance à atténuer voire à cacher son alopécie. C’est d’autant plus aisé que César porte en permanence une couronne de laurier.
C’est dans le contexte militaire qu’on trouve les traces les plus nombreuses d’un discours sur la calvitie. Les soldats se moquent de la calvitie de leur général ou du général de l’armée adverse (sous forme de sobriquets, de chants licencieux ou d’inscriptions obscènes). César en a fait les frais (Suétone rapporte : « Citadins, surveillez vos femmes : nous amenons un adultère chauve »), surnommé par ses soldats le « débauché chauve ». Sa calvitie témoigne de sa débauche, mais, plus encore, la tyrannie est associée à l’intempérance sexuelle. Lucius Antonius, frère de Marc Antoine, a été aussi l’objet de dérision lors du siège de Pérouse (41-40 avant notre ère) : on a retrouvé des messages en ce sens sur des balles de fronde en plomb.
D’autres chauves sont évoqués par Cicéron dans sa correspondance privée : Cicéron recourt à des termes désignant la calvitie pour exprimer sa colère à l’endroit de personnes qu’il ne nomme pas directement.
Ces critiques contre la calvitie sont-elles efficaces à l’époque républicaine, moment où la compétition aristocratique était permanente ? Dans la course aux honneurs, le chauve partait avec un handicap, surtout si cette particularité physique pouvait être reliée à des traits de comportement. Les attaques contre les chauves n’étaient toutefois pas sans risque, à une époque où les personnes d’un âge avancé détenaient tout le pouvoir (sénateurs, consuls) et pouvaient se sentir visées. Il fallait aussi éviter de verser dans la vulgarité plébéienne.
Des chauves à la tête de l’Empire (Ier siècle)
Le recours au corps comme outil de communication s’inscrit dans l’héritage républicain. L’aspect physique est un élément important pour juger le mauvais empereur, mais ce dernier ne se réduit pas à son crâne. Chez Suétone, il y a une volonté de caractérisation psychique de ses personnages au travers de leur portrait corporel (Vie des douze Césars). Quelques traits saillants créent ainsi une impression d’ensemble. La calvitie fait partie de ces caractéristiques. Ainsi pour Caligula, dont le crâne pelé est chez Sénèque un élément d’illustration de sa critique de l’empereur. Le trait est repris par Suétone, qui parle des « cheveux rares » et du « sommet de la tête chauve » de Caligula. La calvitie vient appuyer l’image libidineuse du tyran.
On retrouve aussi la calvitie chez des princes éphémères comme Galba et Othon (68-69 de notre ère), mais aussi chez Domitien (81-96). Juvénal a qualifié ce dernier de « Néron chauve ». Suétone fait de la calvitie de Domitien un des traits saillants de son portrait, qui est celui d’un dépravé.
Synésios de Cyrène ou comment accepter son sort ?
Synésios de Cyrène est l’auteur de l’Éloge de la calvitie (fin IVe-début du Ve siècle), qui semble prendre à rebours toutes les autres sources : c’est un éloge paradoxal. L’auteur est chauve de son état et veut prendre le contrepied de l’Éloge de la chevelure de Dion de Pruse (Ier siècle). En somme, il s’agit d’une joute oratoire à distance. Quel enseignement historique en tirer ? Synésios, auteur de langue grecque, combat des stéréotypes qui sont ceux de son temps, dans la partie orientale de l’Empire où il vit. Dans son ouvrage, le chauve est paré de toutes les vertus : le philosophe et le sage sont chauves. La chevelure renvoie à l’adultère, à l’effémination. Le chauve n’est pas couard : les soldats d’Alexandre ne se sont-ils pas rasés le crâne avant la bataille victorieuse d’Arbèles ? Sage, vertueux et courageux, le chauve est proche du divin. Si le fruit atteint sa perfection lorsqu’il se dépouille de ses feuilles et de ses fleurs, la tête de l’homme y parvient lorsqu’elle perd ses cheveux.
En définitive, dans la Rome antique, le corps est perçu comme le reflet du caractère et de l’âme. Le paraître révèle l’être et le souci des apparences est donc très profond. Les chauves ne font pas exception.