Placer entre les mains de ses enfants, de ses élèves ou de tout adulte un livre qui ne cherche pas seulement à les rassurer, mais à dresser un état des lieux sans concession et à les préparer au monde qui vient, c’est choisir de les outiller plutôt que de les bercer d’illusions.
Dans l’indifférence générale, roman graphique percutant de Roberto Grossi, coédité par Les éditions La Boîte à Bulles et Arte Editions, s’inscrit pleinement dans cette démarche. Porté par une narration mêlant mémoire intime, rigueur scientifique et manifeste citoyen, l’ouvrage livre une analyse lucide et implacable du dérèglement climatique et de la crise écologique. Mais il ne s’en tient pas au constat : il appelle à rompre, collectivement, avec un système qui nous mène lentement mais sûrement à l’effondrement. Le dessin, à la fois poétique, intelligent et saisissant, ne cherche pas à distraire mais à refléter l’urgence du réel.
Mémoire intime et aveuglement collectif
Roberto Grossi fonde sa réflexion sur une expérience profondément personnelle : en feuilletant d’anciennes photos de vacances, il réalise que les paysages de son enfance ont disparu. Les glaciers des Alpes, qu’il arpentait autrefois avec ses parents lors de longues randonnées, ne sont plus que des souvenirs figés sur papier glacé. Ce retour sur le passé agit comme un déclencheur émotionnel : en prenant conscience de la disparition de ces géants de glace, il mesure l’ampleur du changement climatique à travers son propre vécu. Ce lien intime avec la nature perdue donne à sa prise de parole une authenticité particulière.
Cette mémoire personnelle entre en contraste avec l’indifférence collective. Malgré l’évidence du changement, visible à l’œil nu et confirmée par la communauté scientifique, l’auteur constate que nombreux sont ceux qui détournent le regard ou minimisent la situation. Il met ainsi en lumière un aveuglement inquiétant, un refus de voir la réalité en face. Ce contraste entre la conscience individuelle et le déni collectif renforce l’impact de son propos : il ne s’agit plus seulement d’un souvenir personnel, mais d’un appel à ouvrir les yeux sur une vérité dérangeante que beaucoup préfèrent ignorer.
Le système craque, la Terre suffoque : état des lieux d’un effondrement en cours
Roberto Grossi le montre avec force : nous ne vivons pas une crise isolée, mais un enchaînement de ruptures interconnectées. La biosphère, le climat, les écosystèmes… tout vacille. Le rapport 2021 du GIEC rappelle que 2430 milliards de tonnes de CO₂ ont été rejetées depuis 1850 et sont toujours présentes dans l’atmosphère. En 2024, nous avons dépassé les 422 ppm de concentration de CO₂, ce qui a déjà entraîné un réchauffement de +1,2°C en moyenne. Sur les 12 derniers mois, ce chiffre atteint +1,5°C. Et sans rupture radicale, le +3°C d’ici 2100 est désormais un scénario crédible.
L’auteur décrit un monde où les chaînes du vivant s’effondrent : extinction accélérée des vertébrés, disparition des insectes pollinisateurs, ruptures des chaînes alimentaires. L’exemple des baleines blanches de l’Atlantique Nord, victimes du trafic maritime, de la pollution plastique, du réchauffement et de la surpêche, illustre à quel point tout est lié.
« Aucune solution ne sera possible sans remettre en question le système dans sa globalité. »
L’illusion du contrôle et la répartition inégale des responsabilités
Nous entretenons l’illusion que des ajustements technologiques suffiront. Grossi déconstruit cette croyance, en rappelant que le mot « anthropocène » dissimule des responsabilités inégalement réparties. Pour stabiliser le climat, il faudrait limiter les émissions à 2 tonnes de CO₂ par personne et par an. Or, les 80 % les plus pauvres y sont déjà. Les 10 % les plus riches génèrent 50 % des émissions mondiales, et le 1 % le plus riche émet autant que les 66 % les plus pauvres réunis.
Les exemples frappent fort : un été de jet privé pour Lionel Messi, c’est 150 ans d’émissions d’un Français moyen. Et derrière cela, une centaine d’entreprises fossiles (Exxon, Gazprom, Saudi Aramco…) sont responsables de 70 % des émissions globales.
Les pays riches externalisent les dégâts : l’abondance des supermarchés européens repose sur la déforestation amazonienne, la destruction des mangroves, et l’exploitation des plus vulnérables. Le capitalisme mondialisé est ainsi présenté comme prédateur et structurellement aveugle.
De la crise écologique à la bascule systémique
Pour Roberto Grossi, nous approchons d’un effondrement systémique, où une crise en déclenche une autre : réchauffement, extinction de masse, pandémies, famines, migrations forcées, conflits pour l’eau… La biodiversité dégradée accroît le risque de zoonoses, comme l’a montré le COVID-19. D’ici 2070, 19 % des terres pourraient devenir inhabitables, menaçant directement trois milliards de personnes.
Roberto Grossi évoque Edward O. Wilson et sa notion de l’« érémocène » : une nouvelle ère de solitude, où l’humain ne serait plus entouré que d’espèces domestiquées et utilitaires.
Le silence ambiant devient lui-même un symptôme. Depuis le rapport du Club de Rome (1972) jusqu’aux derniers rapports du GIEC, les alertes n’ont cessé. Pourtant, depuis 1990, les émissions ont augmenté de 60 %, et nous avons émis plus de CO₂ depuis 1991 que durant toute l’histoire humaine antérieure.
« Ce qui nous semblait être de la prudence en 1988 apparaît aujourd’hui comme du négationnisme climatique. Ce qui s’avérait ambitieux en 2012 est aujourd’hui totalement inadapté. Notre inaction rend obsolètes les plans et les prévisions. »
L’image obsédante d’un homme seul dans l’océan
La planète s’épuise, s’étouffe, se meurt, et tout cela dans une indifférence presque totale. Même les voix les plus engagées, celles des militants convaincus, peinent parfois à trouver les mots justes, à rallumer l’étincelle de l’alerte dans des esprits anesthésiés.
Dans cette atmosphère de désespoir rampant, l’auteur utilise une métaphore aussi puissante que glaçante, fil rouge de son récit : celle d’un homme, seul, perdu dans l’immensité de l’océan. Face à lui, un requin fonce, gueule grande ouverte, incarnation brute du danger imminent. Deux options s’offrent à lui. Se détourner, tenter de fuir, mais il sait que ce serait signer son arrêt de mort. Ou bien faire face, droit dans les yeux, avec toute la force de son corps et de son âme, à cette menace démesurée.
« Ne jamais se retourner. Jamais. Nous avons le choix. »
Cette phrase résonne comme une ultime injonction à la lucidité et au courage. Elle transcende l’image de l’homme dans l’eau pour devenir appel collectif : celui de regarder le péril en face, de ne pas fuir nos responsabilités écologiques et humaines, même si la tâche paraît insurmontable. Car oui, nous avons encore le choix. Celui de combattre, de résister, d’agir … tant qu’il en est encore temps !
Dans l’indifférence générale n’est pas un livre de plus sur l’écologie. C’est un électrochoc. Par la force de ses dessins, par la clarté de son raisonnement, Roberto Grossi fait voler en éclats le confort de l’ignorance. Il nous oblige à regarder la réalité en face, sans fard. Il nous pousse à faire un choix : continuer dans l’aveuglement, ou résister, collectivement.
Un roman graphique qui a toute sa place dans les CDI des collèges et des lycées car essentiel pour l’éducation au développement durable. En classe, lorsque nous abordons les enjeux climatiques, certaines planches seront être de très bons supports documentaires à faire analyser aux élèves, aussi bien pour le récit que pour les dessins.
Une suite pourrait être envisagée afin de mettre en lumière des actions citoyennes et politiques déjà existantes, qui participent activement à inverser le cours du dérèglement climatique.