La Russie a-t-elle été le tombeau de Napoléon ? Le désastre de la campagne de 1812 est en tout cas le facteur déclenchant de sa chute. On attribue traditionnellement ce revers majeur à l’« hubris » napoléonienne, ou au fatal effet du « Général Hiver ». Dans cette tragédie crépusculaire, les généraux russes sous souvent perçus comme de simples faire-valoir. L’idée qu’on peut s’en faire vient essentiellement de la littérature, sous les atours épiques du stoïque Koutozov et de l’admirable Bagration sculptés dans le marbre tolstoïen de Guerre et Paix. Imagerie sublime, à n’en pas douter, mais insatisfaisante du point de vue historiographique.
Jeune historienne prometteuse de l’épopée militaire napoléonienne, Natalia Griffon de Pleineville éclaire donc le sujet de façon appréciable dans cet opuscule de la collection Illustoria. Le tableau de l’élite du commandement russe au début du XIXe siècle dressé par ses soins permet de sortir du dilemme entre figurants et centaures. Une présentation collective rapide mais claire précède l’évocation biographique des principaux chefs de l’époque. La réhabilitation argumentée du mésestimé et mal aimé Barclay de Tolly, véritable concepteur stratégique de la campagne de 1812, relativise l’icône soviétisée de Koutouzov, qui recueillit les lauriers plantés par son prédécesseur. Le portrait de Bagration confirme en tous points la haute réputation de ce Chevalier Bayard géorgien (par ailleurs conjoint infortuné d’une bien troublante épouse…), tandis que celui de Bennigsen entérine la réputation d’intrigant attachée à ce personnage. La figure surévaluée de l’ataman Platov, chef emblématique de la cavalerie cosaque, en sort quelque peu malmenée, tandis que l’on savoure le tranchant sens de la formule du général Yermolov. L’audace et la témérité des cavaliers Koulnev et Miloradovitch ne semblent rien devoir envier aux meilleurs sabreurs du camp d’en face. Les quatre frères Toutchkov, dont deux sont tués à Borodino, forment une robuste phalange militaire à laquelle le deuil éternel de la veuve du plus jeune donne une émouvante couleur romantique. Enfin, une rapide évocation des généraux français émigrés Langeron et Saint-Priest conclut cette série de portraits.
Tant collectivement qu’individuellement, les généraux russes de l’ère napoléonienne présentent des traits de similitude avec leurs homologues français : en l’un ou l’autre se laissent imaginer le Berthier, le Davout, le Murat ou le Lasalle de l’empereur Alexandre. Leurs parcours individuels ne manquent pas de relief. Entraîneurs d’hommes audacieux, montrant un grand mépris du danger, les chefs russes sont certes issus d’un processus de sélection plus aristocratique que méritocratique, mais leurs talents professionnels n’en sont pas moins éprouvés au feu de l’ennemi. Loin d’être polarisées par la lutte avec la France, leurs carrières sont souvent marquées par les guerres orientales contre les Turcs. Comme parmi les maréchaux français, l’harmonie confraternelle est loin de régner entre ces messieurs, que déchirent heurts d’ambitions et de caractères, mais aussi aigres ressentiments entre Russes et étrangers (Allemands et Français) perçus comme de vulgaires mercenaires.
Le recours à une documentation d’origine russe confère une valeur ajoutée certaine à cet utile aperçu documentaire en mettant l’accent sur la perception historiographique de ces généraux par leurs compatriotes. Un copieux cahier illustré permet de donner un pouvoir d’incarnation à cette galerie de personnages. On osera malgré tout un léger regret : le cursus honorum des officiers russes de l’époque est ponctué par une pluie de décorations de toutes sortes dont la logique et la hiérarchie demeurent opaques. Malgré le format contraint imposé par la collection, un tableau phaléristique aurait pu éclaircir cet aspect des choses. Ce détail mis à part, Natalia Griffon de Pleineville signe ici un plaisant petit guide qui fait découvrir une galerie de personnages hauts en couleurs, et rendra service à tous les passionnés curieux de mieux connaître les protagonistes russes d’Austerlitz, Eylau, Borodino ou La Bérézina.
© Guillaume Lévêque