Les deux auteurs, chercheurs au CNRS, sont spécialistes de l’Egypte ancienne. Damien Agut est spécialiste de l’écriture démotique et de l’histoire du Ier millénaire avant J.-C. ; il est membre de l’UMR ArScAn-HAROC de Nanterre. Juan Carlos Moreno-Garcia est spécialiste d’histoire économique et sociale des IIIe et IIe millénaires avant J.-C. Il est membre de l’UMR 8167- Orient et Méditerranée de l’université Paris IV.
L’ouvrage appartient à la collection « Mondes anciens » dirigée par Joel Cornette dont l’objectif consiste à brosser le tableau sur le temps long de civilisations aujourd’hui disparues. L’ambition est grande, le projet utile et le contenu nourrissant.
Ce qui frappe au premier coup d’œil, outre le poids des 800 pages, c’est le soin tout pédagogique apporté à l’illustration, qui n’est pas rassemblée sous forme de livret en milieu de livre, mais incorporée au texte, avec à chaque fois des légendes précises et commentées. Des cartes, des frises chronologiques, des arbres généalogiques, des sources reproduites complètent utilement le propos.
A la lumière des découvertes archéologiques et du réexamen des sources, les deux auteurs entendent à la fois mettre à distance l’histoire « vue d’en haut », depuis le trône des pharaons, et interroger l’histoire cyclique entre apogée et décadence des égyptologues depuis le XIXe siècle.Découpé en seize chapitres, le livre explique comment, sur trois millénaires, malgré de profondes transformations économiques, sociales et même environnementales, les souverains successifs, même ceux venus de Perse, de Macédoine ou de Rome « se glissèrent dans un costume politique taillé à la fin du IVe millénaire ».Le premier chapitre « L’oasis d’Egypte et le travail des hommes » revient sur le cadre naturel où s’épanouit la civilisation pharaonique. Contrairement à l’idée d’immuabilité qui a longtemps prévalu, la vallée du Nil a connu une profonde et lente artificialisation. Les Égyptiens surveillaient attentivement le cours du fleuve et cherchèrent à étendre, au moyen d’outils hydrauliques de plus en plus perfectionnés, l’étendue de la zone inondable. Mais du fait des contraintes naturelles, il n’y eut jamais de mise en valeur uniforme de la vallée. Il en découle des communautés rurales très différentes les unes des autres. Cela explique une spécificité de l’histoire pharaonique, celle de l’ancrage de chaque dynastie dans une ville depuis laquelle le pouvoir rayonne.Dans les chapitres qui suivent, place à l’histoire de l’Egypte sous un angle résolument chronologique. Au Néolithique (chapitre 2), l’apparition d’élites dans un espace compris entre l’Egypte et la Nubie anticipe celle des premiers centres politiques. Le royaume d’Abydos autour de 3000 fut le premier Etat nilotique à revendiquer une souveraineté sur les deux Terres. Puis, de 3150 à 2460 (chapitre 3), l’État pharaonique continue de prospérer depuis Memphis, sans que les sources nous permettent encore une approche complète de l’époque. C’est le temps de Djéser, des pyramides de Saqqarah et de Gizeh. Autour de 2345, les sources deviennent plus variées et plus nombreuses, les relations entre les différentes provinces apparaissent plus précises et complexes, sans que l’on puisse pour autant conclure, comme tant de générations d’égyptologues l’ont affirmé, que la période qui s’ouvre est plus conflictuelle que la précédente. Désormais, le contrôle fiscal, la place des provinciaux au sommet de l’État et l’élargissement des horizons commerciaux avec l’Afrique et l’Asie sont mieux connus et permettent une redéfinition du pouvoir du souverain (chapitre 4). L’effacement de Memphis au début du XXIIe siècle créa un vide politique qui permit l’émergence de monarchies régionales concurrentes, en attendant que l’une d’entre elle, fondée à Thèbes, prenne l’ascendant sur toutes les autres. Contrairement à ce qu’ont affirmé les maîtres de Thèbes a posteriori, cet intermède ne fut nullement décadent, tant le commerce s’amplifia (chapitre 5). Le règne de Montouhotep II (2055-2004) donne lieu à un chapitre spécifique (chapitre 6), suivi d’une présentation de l’émiettement politique entre 1750 et 1504 (chapitre 7).
Le temps des Thoutmosides (1504-1327) marque une rupture profonde dans l’histoire pharaonique : pour la première fois, le royaume se fait empire avec la conquête de la Nubie et du Levant. Ces deux siècles d’expansion, qui ne sont pas exempts de troubles politiques, notamment à la fin du règne d’Hatchepsout, obligent le pouvoir à réorganiser l’administration et transforment la société. Le projet d’Akhénaton autour du culte du dieu unique Aton dans un centre nouveau est à replacer dans ce contexte. A un territoire grandissant, il fallait une nouvelle capitale, entre Thèbes, Memphis et Kourgous au Liban. A des élites dirigeantes souvent fort différentes, il fallait un culte commun comme trait d’union (chapitre 8). L’échec final de la réforme d’Akhénaton, suivi de la mort sans postérité de Toutankhamon aux alentours de 1327 confronte l’empire à une crise dynastique, crise sans précédent mais crise éphémère quand même : le général Horembed finit par prendre le pouvoir et fonder les dynasties ramessides (1327-1069). Cette transition politique, le portrait de l’Egypte ramesside jusqu’à la perte du Levant et la rétraction du pouvoir pharaonique en Haute Egypte, occupent le chapitre 9.
A la fin du IIe millénaire, la puissance déclinante des pharaons se heurte au pouvoir naissant des cités phéniciennes d’abord, et des Grecs ensuite. C’est l’époque de Tanis (chapitre 10), puis celle de Shéshonq et de ses fils ou « période libyenne » de 945 à 751 (chapitre 11). A partir de 751, l’Egypte passe sous domination étrangère. Le chapitre 12 relate celle des Napatéens, les « Pharaons noirs », le chapitre 13 la période des rois saïtes suscités par la volonté assyrienne, le chapitre 14 la « période perse » (526-332), le chapitre 15 la « période hellénistique » et le chapitre 16 la période romaine où la figure du pharaon disparaît derrière celle de l’empereur.
A l’issue de ce parcours dans le temps, que retenir ? Tout d’abord, le royaume « balança longtemps entre le Sud et le Nord », entre Memphis et Thèbes, Thèbes et Pi-Ramsès. Cependant, malgré les invasions, le coeur de l’Egypte se maintint au Nord, polarisé par l’essor méditerranéen. Ensuite, l’Egypte fut un « incubateur politique » qui sut, par ses richesses intérieures et sa configuration autour du Nil, vivre longtemps sans l’extérieur. Mais ce profil d’oasis se révéla peu propice à la construction d’un empire hors d’Egypte et n’offrit qu’une protection insuffisante face à des puissances voisines qui elles, ont su réussir leur mû impériale. Pourtant, la titulature et le système pharaonique furent conservés par les Perses, les Macédoniens et les Romains, pendant un temps suffisamment conséquent pour que cela mérite d’être questionné. Pour les auteurs, ce temps fut nécessaire aux élites égyptiennes pour s’approprier les codes de leurs nouveaux maîtres. Pour les nouveaux souverains, cela constituait un moyen plus facile de s’adresser à la population. Enfin, le pharaon subsista surtout dans le clergé égyptien traditionnel qui continua d’utiliser l’imagerie ad hoc sur les murs des temples.
Une étude du temps long permet de niveler le rôle certes important mais pas si déterminant des individus au pouvoir. Elle permet également de faire fi des béances de la documentation événementielle. Elle permet enfin de réévaluer les dynamiques sociales et économiques de l’Egypte. Bien loin de l’imagerie d’un pharaon contrôlant tout, l’étude sur le temps long montre combien les villes, et plus encore les villages, se présentent et se pensent comme des micro-sociétés autonomes, entre les mains de « classes moyennes » composées de chefs de familles élargies régnant sur leurs domaines aux IIIe et IIe millénaires ou de petits entrepreneurs louant des terres au temples au 1er millénaire.
Le livre se termine sur un chapitre intitulé de « L’atelier de l’historien » qui montre l’évolution du regard porté sur l’Egypte en Occident.