Dans ce récit épique, sorte d’Odyssée du XIXe siècle, Jean-Pierre BédeïAncien responsable du bureau parisien de la Dépêche du Midi, journaliste politique, Jean-Pierre Bédeï est l’auteur de : Le feu et l’eau : Mitterrand-Rocard : histoire d’une longue rivalité (Grasset, 1990), François-Vincent Raspail, savant et républicain rebelle (Alvik Éditions, 2005), La plume et les barricades : de Lamartine à Baudelaire : les grands écrivains dans la révolution de 1848 (Express Roularta, 2012), Sur proposition du Premier ministre (L’Archipel, 2014), La Macronie ou le nouveau monde au pouvoir (L’Archipel, 2018) retrace les années d’exil, puis de surveillance, après son retour en France, d’une des plus parfaites figures d’incarnation républicaine de notre pays. Farouche opposant au Second Empire, celui-ci s’est converti aux idées républicaines, au lendemain de la Révolution de 1848. Après avoir été légitimiste sous la Restauration, puis orléaniste sous la monarchie de Juillet, enfin, soutien de Louis-Napoléon Bonaparte lors de l’élection présidentielle de 1848, Victor Hugo est rapidement devenu son plus farouche opposant. Devenu un adversaire farouche au régime autoritaire de Louis-Napoléon Bonaparte, Hugo devait faire l’objet d’une surveillance de tout instant de la part de la police impériale, puis républicaine, et ce, jusqu’à son dernier soupire.
Le coup d’État et la fuite
Jean-Pierre Bédeï fait débuter cette aventure homérique moderne, le matin même du coup d’État, avec l’encerclement par la police de la maison de Victor Hugo. Désormais seul maître du pays, Louis-Napoléon Bonaparte a donné l’ordre d’arrêter les principales figures de l’opposition. Le poète figure en bonne place sur cette liste d’ennemis au nouveau régime qu’inaugure le neveu de Napoléon Ier.
Le 2 décembre, aux premières lueurs du jour, une véritable traque aux élus de la Montagne s’engage. Une soixantaine de députés, parmi lesquels Thiers ainsi que deux questeurs sont arrêtés. L’état de siège est décrété, l’armée positionnée aux points névralgiques de la capitale. L’Assemblée législative est dissoute et l’appel au peuple placardé. Contre toute attente, le peuple ne réagit pas.
Alors qu’il regagne son domicile, Hugo est prévenu par un ouvrier que la police l’y attend. Le représentant de la Seine se réfugie alors chez sa maîtresse Juliette Drouet avant de cosigner, avec Schœlcher et Eugène Sue, un appel à l’insurrection.
Dès cet instant débute une chasse à l’homme effrénée. S’il parvient à trouver refuge au domicile d’un autre élu de l’extrême gauche : Pierre Lafon, il doit cependant changer régulièrement de cache.
Le prince-président et son ministre de l’Intérieur ont érigé l’auteur de Notre-Dame de Paris en ennemi politique majeur en raison de son activisme et surtout de sa popularité auprès du peuple de France. Face à ce gouvernement liberticide, le poète lance un mot d’ordre qui fera florès : « la police partout, la justice nulle part. »
Dès cet instant, Hugo plonge dans la proscription. Dorénavant, il est l’objet d’une surveillance quotidienne sans répit, qui ne prendra fin qu’à sa mort. Bien que traqué, il devient le principal animateur d’un comité de résistance avec ses camarades Schœlcher, Jules Favre et Hippolyte Carnot.
Hugo et un certain nombre de membres de la Montagne appellent encore aux armes le 3 décembre. Deux jours plus tard, Morny indique à Maupas qu’« Hugo doit être arrêté à tout prix » ! La capitale retrouve son calme le 7 décembre. Sentant son arrestation imminente, Hugo obtient un passeport grâce à Juliette Drouet. Fort de ce sauf-conduit, il peut alors fuir pour Bruxelles. Nonobstant, le secret est éventé et le départ de l’écrivain presque aussitôt connu de l’Élysée.
Bruxelles : des protecteurs et des indicateurs
Si la Belgique est, depuis longtemps déjà, une terre d’accueil pour les bannis, les exilés et les proscrits, elle n’empêche pas les protecteurs et les indicateurs à la solde de Louis-Napoléon Bonaparte, de surveiller Hugo à Bruxelles.
Victor Hugo connaît fort bien la Belgique. Son exil ne l’empêche pas d’y mener une vie presque normale. Il est connu et reconnu, il jouit de relations en hauts lieux et de revenus conséquents. Cela lui permet de vivre confortablement et de recevoir ses amis républicains. Jean-Pierre Bédeï estime ainsi qu’Hugo a reçu sous son toit entre 5000 et 6000 républicains comme Schœlcher ou Quinet, entre le moment de son arrivée sur le sol belge et janvier 1852. S’il peut profiter de sa liberté d’aller et venir, Hugo subit toutefois une double surveillance. Il est effectivement fiché par le gouvernement belge et bien évidemment par Morny.
Homme d’action et de convictions, Victor Hugo a pour projet d’écrire une Histoire du 2 décembre. Ce projet ne manque pas d’inquiéter l’exécutif français. Toutefois, Hugo donne des gages aux autorités belges en promettant de ne publier aucun écrit politique tant que le Royaume de Belgique lui assurera l’exil. Nonobstant, le gouvernement belge subit les pressions de Paris.
Bientôt, devant son irrépressible envie de publier son histoire du 2 décembre et alors que la rumeur enfle au sujet d’une annexion prochaine de la Belgique par la France et à la veille d’élections législatives qui risquent de voir le Parti libéral (favorable à Hugo), perdre face au Parti catholique (favorable à Louis-Napoléon Bonaparte), Hugo fait le choix de quitter Bruxelles pour Londres. Hugo inquiète Paris quand il remplace son Histoire du 2 décembre par un autre pamphlet, intitulé Napoléon le Petit. Son ouvrage paraît au moment même où il quitte la Belgique pour le Royaume-Uni.
Jersey : l’espionnage et la censure
Plutôt que de poser ses valises à Londres, Hugo préfère mettre le cap sur Jersey, accompagné de son fils Charles et de Juliette Drouet. À peine a-t-il posé le pied à Saint-Hélier que le gouvernement français en est immédiatement informé par le vice-consul de France qui a à sa disposition de très nombreux indicateurs sur l’île.
Bien accueilli par les exilés français de Jersey, Hugo apprend au même moment le succès de Napoléon le Petit en Belgique. Le livre circule en contrebande. La distribution de cet ouvrage à Paris malgré la mise au pas de la presse après le coup d’État inquiète le pouvoir dont la police demeure sur le qui-vive. Paris fait également pression sur les pays voisins pour interdire ce pamphlet. Assez rapidement, la Belgique et la Suisse plient aux exigences du gouvernement français. Malgré cela, passant les frontières sous le manteau, le pamphlet suscite un véritable engouement.
Si le gouvernement français met de nouveaux moyens en œuvre pour surveiller l’illustre proscrit, la police anglaise ne demeure pas en reste et relaie les informations qu’elle collecte à l’ambassadeur de France à Londres, qui les diffuse au gouvernement de Louis-Napoléon Bonaparte.
La proclamation de l’Empire sème la discorde au sein de la diaspora républicaine de Jersey. Les divisions et les trahisons ne tardent pas à se faire après que Napoléon III a adopté un décret de clémence, offrant aux proscrits de rentrer en France, à la seule condition de s’engager à ne plus combattre le gouvernement. Maupas joue de ses divisions pour recruter des espions. Un vice-consul, en la personne d’Émile Laurent, est nommé à Jersey, à seules fins de surveiller la correspondance des exilés, source d’information précieuse pour le pouvoir impérial. Hugo met aussitôt en place une stratégie lui permettant de se jouer des espions de l’empereur.
Laurent fait aussi courir le bruit d’un prochain débarquement en France, échafaudée par les proscrits, depuis Jersey. Le vice-consul fait remonter au ministre des Affaires étrangères français ainsi qu’au gouverneur de l’île, l’information selon laquelle Hugo serait nommé chef d’un gouvernement provisoire, si d’aventure, ce projet d’insurrection devait réussir.
À l’issue de la rencontre de Napoléon III avec la reine Victoria à Londres, le 8 avril 1855, la surveillance policière sur Jersey est renforcée. La pression du gouvernement britannique sur l’île rend les jours des proscrits comptés. Ainsi, durant les derniers jours d’octobre, une trente d’entre eux, dont Hugo et ses deux fils reçoivent l’ordre de quitter Jersey.
Guernesey : une surveillance relâchée
En débarquant à Guernesey, Hugo ouvre un troisième chapitre de son exil. Celui-ci va durer quinze ans. À Guernesey, le poète trouve néanmoins un environnement politique et policier beaucoup plus serein et une surveillance moins oppressante.
Dans ce nouveau cadre, Hugo travaille énormément. Il écrit alors ses œuvres majeurs : les Châtiments, les Contemplations, la Légende des siècles, les Misérables, les Travailleurs de la mer, ou bien encore l’Homme qui rit. La police impériale demeure impuissante lors de chacune des sorties éditoriales de l’auteur tout comme lorsqu’il se rend à l’étranger (Royaume-Uni, Belgique, Luxembourg, Allemagne, Pays-Bas) totalement libre de ses mouvements. Nonobstant, lorsque sa femme meurt à Bruxelles, Hugo ne peut accompagner le corps de son épouse au-delà de la frontière et ne peut donc pas assister à ses funérailles.
La victoire de la France sur l’Autriche change une nouvelle fois la donne. En effet, fort de ce succès militaire, Napoléon III décrète une amnistie générale des proscrits. Épuisés, un tiers de ceux de Guernesey rentrent en France. Contre toute attente, Hugo refuse, poursuivant par ailleurs son œuvre littéraire et sa lutte contre la peine de mort et l’abolition de l’esclavage.
Durant l’été 1870, Napoléon III déclare la guerre à la Prusse. La défaite subie par la France est aussi rapide qu’elle est humiliante. L’Empire s’écroule comme un château de cartes et la République est proclamée. Hugo peut rentrer en France. Tout en souhaitant la paix, l’ancien élu de la Seine invite les Français à poursuivre la lutte contre l’envahisseur.
L’œil de la police politique républicaine
La République proclamée, la surveillance de Victor Hugo par le nouveau pouvoir se poursuit. Le nouveau entend consolider ses fondations. La France est encore majoritairement monarchiste. Le régime ne sera définitivement républicain qu’à compter de 1879, lorsque l’ensemble des institutions seront aux mains des républicains. En attendant, les nouveaux hommes forts du pays entendent maintenir une police politique. Paradoxalement, ces derniers recourent à des méthodes héritées de la police politique de l’Empire. La IIIe République ira même encore plus loin en créant la brigade de recherches et la police spéciale de chemins de fer de la Sûreté générale.
Proche de Louis Blanc, de Victor Schœlcher ou de Ledrun-Rolin — figures notables de l’extrême gauche — Victor Hugo inquiète les républicains modérés au pouvoir. Ces craintes de l’exécutif redoublent après l’élection du poète à Paris, le 8 février 1871 et son élection à la présidence de la réunion des groupes de la gauche radicale à l’Assemblée nationale.
Homme de convictions, Hugo est opposé au traité de paix qui arrache à la France l’Alsace-Lorraine. Il démissionne le 8 mars suivant, après l’invalidation de l’élection de Garibaldi par l’Assemblée nationale, au motif qu’il n’est pas français. Alors que la Commune a été proclamée, Hugo gagne la Belgique pour y régler des affaires familiales. Critique à l’égard du gouvernement belge, qui refuse l’asile aux communards vaincus par Thiers, le poète est expulsé. Il prend alors la route du Grand-duché de Luxembourg où il apprend la condamnation d’Henri Rochefort à la déportation, pour son soutien à la Commune. Les moindres faits et gestes d’Hugo sont connus du ministre de l’Intérieur français. Faisant l’objet d’une surveillance tous azimuts, l’auteur est trahi par ses proches, qui jouent les indicateurs.
Candidat aux élections sénatoriales du 30 janvier 1876, Victor Hugo est l’objet d’une surveillance encore plus accrue de la part de la police des garnis. Sa populaire littéraire, son humanité, la sympathie qu’il inspire inquiètent en haut lieu. Sa gloire est à son apogée à l’occasion de son 80e anniversaire, le 27 février 1881. À cette occasion, il est célébré par Paris. Pas moins de 600 000 personnes se massent devant son domicile afin de lui rendre hommage.
Élu sénateur, il conserve intacte une obsession chevillée au corps depuis dix ans : l’amnistie des communards. Véritable électron libre de la politique, il irrite les républicains au pouvoir par son opposition pugnace et propension à intervenir sur tous les sujets. Si les rapports de police le qualifient d’utopiste, de démagogue, voire d’esprit dérangé, il n’en demeure pas moins perspicace, lors de la crise du 16 mai 1877, quand il augure la victoire des républicains après cette tentative de coup d’État. À force de persévérance, il parvient à obtenir de Jules Grévy, nouveau président de la République, l’amnistie des communards après une décennie de lutte acharnée.
La vie privée du poète remonte quotidiennement au ministère de l’Intérieur. Tous ses proches, tous les aspects de sa vie sont scrutés par le pouvoir. Réélu sénateur de la Seine en 1882, Victor Hugo reste l’objet d’une surveillance accrue de la police politique. Ses deniers jours sont connus de l’exécutif, abreuvé de rapports de police. Bien qu’il l’ait surveillé jusqu’à sa mort, pharisaïque, le pouvoir transfigure Hugo en symbole de la République et lui organise des funérailles nationales.