Eric Jennings, professeur à l’Université de Toronto, est connu et apprécié dans l’historiographie de Vichy et des colonies pour la thèse qu’il a soutenu à Berkeley en 1998 sur une comparaison entre les versions malgache, indochinoise et guadeloupéenne de Vichy. Au delà de l’intérêt intrinsèque d’une étude comparative entre ces trois terres de colonisation, il a donné une résonance inattendue au paradigme paxtonien, démontrant avec quel zèle gouverneurs coloniaux et secrétariat d’État aux Colonies s’employèrent à des milliers de kilomètres de Vichy, à réaliser la Révolution nationale ou à se débarrasser des juifs. On lui doit par ailleurs la coordination d’un ouvrage collectif sur Vichy aux colonies sans oublier des travaux sur les lieux de mémoire et les filières coloniales d’évasions juives.
La traduction française est assurée par l’auteur lui-même, ce qui explique quelques anglicismes de typographie ou de style qui ne nuisent pas à la compréhension générale. On le lui pardonnera aisément compte tenu de la richesse de ce qu’il nous apporte. Les auteurs anglophones écrivant directement en français sont rares et les Français n’en font pas souvent autant dans l’autre sens.
L’ouvrage que voici est donc une traduction française mise à jour de
Curing the Colonizers : Hydrotherapy, Climatology and French Colonial Spas paru en 2006 aux Presses universitaires de Duke (Caroline du Nord). L’auteur y a ajouté entre autres un chapitre 8 tiré d’un article de 2011 sur Vals-les Bains et Encausse-les-Thermes. Préfacé par Pascal Ory, l’ouvrage accroche le lecteur en retraçant brièvement l’itinéraire d’Henri Donnadieu, directeur de l’Enseignement au Cambodge, parti en congé de convalescence vers Plombières en avril 1921 aux frais de la colonie. On sait que son décès en décembre est à la base de plusieurs romans de sa fille Marguerite Donnadieu dite « Marguerite Duras ».
L’idée de soigner sa « colonialite » ou de compléter une thérapie par un séjour à Plombières ou ailleurs, notamment à Vichy, procède à cet égard d’un usage répandu et qui renvoie directement à l’imaginaire colonial.
Le lien entre le Vichy de l’État français et le Vichy thermal ne relève d’ailleurs pas d’un simple hasard. Dans les deux cas, il s’agit bien de se ressourcer et, somme toute, de retrouver son identité nationale.
On sait que depuis le XIXe siècle, le regard hygiéniste porté sur les villes recommandait de se tenir à distance des miasmes méphitiques perçus comme vecteurs des maladies. Dans cet ouvrage, Jennings montre comment l’imaginaire colonial et médical a construit depuis le XIXe siècle l’idée que le climat colonial corrompait la santé de l’Européen, notamment l’état de son foie. La solution pour revenir à un climat plus sain, autant dire français, résidait justement dans le pouvoir curatif des eaux thermales dans des stations dont certaines, comme Vichy ou Encausse-les-Bains, se spécialisèrent peu à peu dans la cure coloniale. Ce remède aux maux des contrées exotiques pouvait être préconisé aux résidents aux colonies avant, pendant et après leur séjour colonial. C’est dans les deux premiers chapitres, consacrés à la notion d’acclimatation et au concept de thermalisme colonial, que l’auteur développe ces points en usant d’un éventail de sources assez large : thèses de médecine, réclames, imprimés touristiques, journaux, études historiques sur la médecine, etc. Les archives locales des stations ont été mises à contribution et on compte aussi avec les papiers d’une mission norvégienne à Madagascar.
Un tour du monde thermal de la Guadeloupe à Vichy
Chacun des chapitres suivants présente un cas particulier de thermalisme régional aux colonies (Guadeloupe, Madagascar, Réunion et Tunisie) et à l’échelle des stations métropolitaines à forte vocation coloniale (Vichy, Encausse-les-Thermes et Vals-les-Bains). L’auteur souligne à quel point il est frappant de constater comment les stations thermales ultramarines ont pu être les lieux de l’expérience indigène ou de contre-sociétés en marge du système esclavagiste avant de devenir des réserves d’identité nationale (au sens métropolitain) pour finir par s’insérer dans les problématiques de la décolonisation. En Guadeloupe comme à la Réunion, les lieux de cure furent d’abord des espaces rebelles, haut-lieu de la résistance à l’esclavage en 1802, comme Matouba (Guadeloupe), ou camp-refuge de marrons pour le cirque de Cilaos (Réunion). Dans le cas de Madagascar (Antsirabe) ou de Korbous (Tunisie), les lieux sont d’abord liés à une pratique locale ancestrale :
vazimbas malgaches et hammams arabo-musulmans. Dans tous les cas, l’auteur montre combien la croyance en des vertus curatives de l’eau repose, dans le cas de certaines maladies, sur des hypothèses fragiles. On relèvera à cet égard que l’idée que l’altitude protègerait des fièvres a d’ailleurs été réactivée depuis l’épidémie réunionnaise de chikungunya. La station d’altitude protège néanmoins des indigènes ou de ceux que l’on perçoit comme tels, ce que montre la relative blancheur des stations thermales de Guadeloupe et de Madagascar. C’est bien en cela que les stations confortent les coloniaux dans l’idée d’un ressourcement de leur francité, dans un climat expurgé des moustiques et des indigènes. La découverte – ou la construction mentale – des propriétés de ces sources thermales constitue également un enjeu budgétaire. Le fait pour l’administration coloniale de reconnaître la nécessité d’une crénothérapie implique donc un investissement qui peut être soulagé par la possibilité de financer un séjour sur place, en Guadeloupe, à la Réunion, à Madagascar ou en Tunisie plutôt qu’à Vichy, Encausse ou Vals. D’où le développement d’un discours de concurrence qui fait de Vichy ou d’autres stations l’étalon de référence dans la course à l’accréditation par le ministère des Colonies. Peut-être l’auteur aurait-il pu rappeler ce que signifie participation financière puisque c’est, sauf erreur, au budget d’une colonie (alimenté par les taxes locales) qu’est imputée la dépense permettant la cure de fonctionnaires rémunérés par le cadre local.
Ce tour du monde des stations s’achève par deux chapitres qui permettent de reconstituer la construction d’une réputation de spécialité coloniale de Vichy, Vals-les-Bains ou Encausse-les-Thermes. Comme pour les stations coloniales, l’auteur y montre également le profil des clientèles et les types de sociabilités observables, soulignant que ces stations sont aussi des lieux de pouvoir.
Un processus d’inversion des références
Tout est fait dans ces stations pour éliminer les traces d’influences indigènes ou « non-civilisées ». Le souvenir des marrons, des révoltés ou des remèdes de mulâtresses disparaît peu à peu des stations de Guadeloupe ou de la Réunion. A Antsirabe, on oppose la rationalité de la médecine moderne aux traditions préexistantes. De même les promoteurs de Korbous font-ils tout pour souligner à quel point ils sont étrangers à la filiation historique, pourtant évidente, du hammam : Korbous est héritière directe des anciens thermes romains. Cette situation n’est pas sans rappeler certains écrits de Christopher Bailey ou les
subaltern studies démontrant qu’une partie des savoirs techniques réputés britanniques, notamment la cartographie de l’Inde, sont en fait d’origine indienne. Il n’empêche que la station touristique doit rappeler la métropole et, même quand elle ne ressemble pas à une station métropolitaine, on lui trouve des points communs. Loin du climat réputé malsain, des miasmes et des indigènes, le fonctionnaire colonial, l’officier ou le missionnaire viennent ainsi se ressourcer, retrouver à la fois la santé et la France éternelle dont on serait tenté d’ajouter que les manuels de géographie de l’époque coloniale l’ont toujours décrite comme un pays au climat du juste milieu, au centre des terres émergées.
Après la colonisation, l’inversion est double puisqu’elle concerne aussi bien les valeurs nationales que la réputation sanitaire des lieux. En Guadeloupe et à la Réunion, ces stations sont aujourd’hui désertées au profit du désir de rivage (Alain Corbin) qui fait que les touristes recherchent aujourd’hui des terres naguère réputées mortifères et infestées de fièvres. A Antsirabe et à Korbous, après les indépendances, le sentiment national a réinvesti les lieux. Dans le cas de la Tunisie, où l’on n’a pas souhaité renouer avec un idéal pré-colonial, on a annoncé la transformation des lieux dans un discours de rationalité hygiéniste et de modernité qui tend à reléguer le colonisateur dans l’archaïsme où l’indigène était jadis assigné à résidence.
Exploitation pédagogique
Certains des documents-réclames proposés en encart peuvent servir de base à une étude documentaire de terminale S (ancien programme) ou de première L-ES. On pourra ainsi mettre en évidence l’une des pratiques caractéristiques de la société coloniale en soulignant le fait qu’on cherche alors à échapper à un climat tropical réputé pathogène et aujourd’hui recherché comme espace-prétexte de tout paradis touristique. Le rituel de la cure peut aussi être étudié en 4e (programme d’histoire 2011-2012) de façon plus simple mais en prenant aussi en compte ce parallèle avec le tourisme grâce au lien possible avec le thème 3 de géographie (les mobilités humaines) : cherchait-on autrefois la chaleur et les paysages tropicaux ? Pourquoi les recherche-t-on aujourd’hui ? En quelle saison particulièrement ?