Colette Zytnicki, professeure émérite de l’Université Toulouse-Jean Jaurès, spécialiste de l’histoire de l’Algérie coloniale (cf son excellent Algérie, terre de tourisme : histoire d’un loisir colonial, Vendémiaire, 2016), a voulu montrer ce à quoi ressemblait la vie quotidienne sous la colonisation française en Algérie. Pari réussi. Pour ce faire, l’historienne oscille sans cesse entre le particulier et le systémique. La langue claire et sans artifice nourrit le récit toujours vivant et adossé à une connaissance approfondie des acteurs. Cinq chapitres rythment la lecture : De Kaddous à Draria, l’invention d’un village de colonisation; Colons et Indigènes à Draria des années 1840 au début des années 1850 ; Viticulture et démocratie au village (1860-1914) ; L’entre-trois-guerres à Draria, 1914-1954 ; Un village en guerre (1954-1962).

Dans l’introduction à la fois riche et brève, l’historienne trace les lignes de force qui ont guidé ce colossal travail :  la micro-histoire, la centralité du concept d’agency (p12), le temps long de la colonisation, la coexistence – qui peut suggérer les travaux sur le Middle ground, ou monde commun de R White, 2009 -, l’interculturation, enfin l’hétérogénéité des populations. Entre récit et recherche, Colette Zytnicki signe un ouvrage à part. A part car l’historienne renoue là une trame familiale, ses parents ayant vécu dans l’Algérie colonisée. A part car elle embrasse en outre tous les enjeux des politiques coloniales, de l’appropriation foncière aux résistances en passant par l’hétérogénéité des populations présentes.

Un village sans histoires ?

Draria naît officiellement en 1842, dans le Sahel algérois, afin de ceinturer Alger d’une série de villages peuplés de colons européens armés (aujourd’hui, Draria fait partie de l’agglomération algéroise). Dès lors, l’expropriation, la mise sous séquestre de terres exploitées par des Algériens sont les faits marquants de cette première colonisation. Ceci ouvre la voie à des colons français, suisses, allemands, espagnols qui viennent s’installer et cultiver des lots d’une petite dizaine d’hectares en moyenne. Les mécanismes de recrutement, les stratégies d’installation de ces hommes et de ces femmes sont finement analysés. Mais pas seulement. En effet, disputes de voisinage, querelles de succession, difficultés financières des colons dynamisent le récit. A contrario, les indigènes, en dépit du travail de recherche archivistique de l’auteure, demeurent quasiment invisibles. Ils apparaissent en creux, au détour d’une lettre de colon (p115), au travers d’un fait divers, et restent donc, à la fois sociologiquement et géographiquement, en marge du village, où rien de marquant – au sens événementiel – n’est observable entre 1830 et 1962.

Déséquilibres, inégalités et tensions

La fin du XIXe voit l’affirmation de l’économie viticole que l’auteure met en scène (p136-140), par exemple en ouvrant la porte des Nadal, colons minorquins, en 1885. Puis en brossant le tableau de la naissance d’un « peuple algérien » (p141), rassemblant colons et indigènes, pauvres et notables, qui développent tensions, solidarités et résistances autour de cette terre de vignes. Ici encore, C Zytnicki excelle dans le maniement des focales et dévoile des rivalités qui affectent toutes les composantes de la population villageoise en mobilisant d’innombrables sources, telle la presse locale.

Au fur et à mesure du livre, deux thèmes majeurs s’affirment, d’abord celui de la modernité, incarnée par les colons qui s’enracinent dans le pays, notamment par le biais de la viticulture, ensuite celui de l’avenir qui s’assombrit jusqu’à devenir irrémédiablement clivant au milieu du XXe siècle. En effet, la minorité européenne, pourvue de droits politiques et parfois de capacités économiques, coexiste fragilement (les mariages mixtes sont rarissimes) avec une majorité sans droits politiques, celle des musulmans. Dès la fondation de Draria, ce schéma antagonique est présent. Par la suite, il ne cesse d’enfler, de se charger de sens, tant dans le quotidien de l’ouvrier viticole arabe que dans l’histoire politique algérienne (cf le code de l’indigénat, 1881-1946, puis le statut en trompe l’œil de 1947 qui fait des Algériens des citoyens de statut local).

« L’entre-trois-guerres », de la coexistence aux violences

Par ailleurs, le prisme démographique offre un précieux outil de compréhension des déséquilibres de la communauté villageoise. L’auteure montre ainsi comment le village devient de moins en moins européen dans « l’entre-trois-guerres » (1914-54), une dynamique qui questionne d’autant plus vivement le système colonial. Les tensions atteignent leur acmé au cours de la Guerre d’Algérie, quand Draria sert de base arrière aux fellaghas et que les violences prennent le pas sur la coexistence.

Ainsi se trame cette histoire des gens ordinaires, à Draria, évoluant dans un contexte politique peu ordinaire imposé par la France, associé à ce régime d’exception qu’est la colonisation. La question agraire et celle du peuplement constituent des grilles de lecture importantes dans cet ouvrage, consolidant le nouveau souffle historiographique qui anime les chercheurs depuis quelques années.

Enfin, l’ouvrage propose des tableaux démographiques explicites. Par ailleurs, l’auteure offre un point conséquent sur les sources. En revanche, aucune carte ne vient appuyer le propos.

Vincent Leclair

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