C’est à une étude historiographique que nous convie Florence Deprest dans cet ouvrage. L’occasion de s’interroger sur les conditions de production du savoir scientifique, influence du contexte politique, des enjeux de carrière universitaire, des écoles de pensées, interrogations ici appliquées aux géographes de l’Algérie à l’époque de la « grande école française de géographie ».
Au côté de Pierre Singaravélou elle participe au FIG de St Dié, le 8 octobre 2011 à 15h30, à une conférence dont le titre, en clin d’œil à Yves Lacoste, ne peut que séduire: La géographie ça sert d’abord à faire l’empire?
Florence Deprest , professeur à l’université Bordeaux 3, situe son étude dans le champs des postcolonial studies dont elle propose un tour d’horizon en introduction.
Fronts pionniers (1880-1900)
Cette première partie présente les institutions universitaires naissantes de la colonie, le personnel et le corpus des écrits analysés.
Au moment même où la discipline universitaire se structure, est créé en 1880 à Alger un établissement d’enseignement supérieur. La pré-existence d’un savoir géographique sur ce territoire, en relation avec la conquête ainsi qu’un réseau de sociétés savantes créent des tensions lors de l’organisation de l’École d’Alger entre élite savante locale et tenants du projet métropolitain d’une université plus professionnelle.
L’auteur présente longuement le personnel de l’École : son premier directeur Emile Masqueray, son projet d’études transdisciplinaires et une posture scientifique respectueuse de l’autre, l’indigène reconnu comme sujet. Parmi les universitaires recrutés on retient Édouard Cat, né à Alger, son parcours universitaire et ses engagements politiques.
Malgré des débuts chaotiques, l’École supérieur des sciences sous la direction d’Auguste Pomel produits au cours des 15 premières années un certain nombre de savoirs, des travaux géologiques et hydrologiques dont la visée est ouvertement pratique, la culture aménagiste amène à une étroite dépendance du pouvoir politique. Deux exemples sont analysés dont l’étroite collaboration entre le géographe Augustin Bernard et le militaire Napoléon Lacroix lors des missions sahariennes.
Pendant ce temps en métropole naît une puissante école de géographie autour de Vidal de La Blache. La revue « Les Annales de Géographie » constitue le principal lieu de production du savoir, on constate que l’École d’Alger et peu représentée parmi les auteurs publiés alors même que de nombreux articles sont consacrés au Maghreb.
C’est l’occasion de rappeler les luttes pour le contrôle des lieux du pouvoir universitaire entre les courants de la géographie historique et de la géographie « moderne ». Si tous soutiennent le projet colonial ce sont deux conceptions de la géographie pratique à visée d’aménagement chez Marcel Dubois, plus « scientifique » chez Lucien Gallois. C’est dans le camp de Dubois que se range l’école d’Alger avec ses disciples Henri Schirmer et Augustin Bernard.
Les annales publient plutôt des auteurs comme Henri Busson dont Florence Deprest analyse les théories: le rôle dominant des conditions naturelles dans la marche de la colonisation, le genre de vie déterminé par le milieu , déterminisme appliqué dans la monographie de Busson sur les Aurès.
Le chapitre consacré à Masqueray, plus perçu comme historien que géographe par lui-même que par les autres, analyse sa pratique de géographie de terrain, ses explications de la différence entre sédentaires et nomades qui réfute le point de vue des races et fait une comparaison avec les travaux de Jean Brunhes et les conceptions d’Élisée Reclus dont Masqueray partage la réflexion sur l’usage des savoirs géographiques en situation coloniale.
Stratégies dans les champs, Bernard (1865-1974), vs Gautier (1864-1940)
Cette seconde partie est consacrée à deux figures de la géographie nord-africaine que Marcel Larnaude, en 1975, considérait comme les créateurs d’une géographie régionale de l’Afrique du Nord. Augustin Bernard est plutôt un géographe de cabinet, porte-parole du parti colonial tandis qu’Émile-Félix Gautier est un géographe de terrain, partisan de la politique indigène.
La présentation de leurs carrières, de leurs voyages et séjours en Algérie, de leurs écrits permet une interrogation sur les conditions de la production de savoirs, sur l’influence de leurs positionnements, sur leurs travaux et leurs rapports avec la métropole tant au plan politique qu’universitaire.
Bernard, titulaire d’une chaire en Sorbonne est considéré comme un expert dans les milieux coloniaux, il devient un agent de la pénétration française au Maroc, candidat malheureux aux élections de 1912 en Algérie; il poursuit néanmoins une carrière politique au sein de la Commission Interministérielle des Affaires Musulmanes où ses travaux sont utilisés pour lutter contre les premiers mouvements d’émancipation entre les deux guerres.
Gautier, installé en Algérie, a une carrière plus difficile: son ambition diriger un organisme de recherches sur le Sahara puis créer un institut de géographie, il entre en concurrence pour une chaire parisienne avec Bernard.
Florence Deprest met ensuite en comparaison les approches et conceptions géographiques des deux hommes et leurs rapports avec la géographie vidalienne sur des thèmes comme: agriculture et pastoralisme, genres de vie, entre permanence et changement, les explications de la colonisation et la relation métropole-colonie, poids des conditions naturelles et poids de l’histoire. Elle conclut sur l’influence des projets politiques sur la construction de contenus scientifiques contradictoires arbitrés par les Annales de géographie et la bataille avec les Annales H.E.S. et qui se retrouve dans les nominations universitaires des années 30 et 40.
La conclusion de l’ouvrage fait une place aux réflexions de Jean Dresch pour une géographie dépouillée de toute tendance coloniale.
L’intérêt des travaux de Florence Deprest réside dans les questions que tout enseignant peut se poser à propos des savoirs à transmettre: quand, comment et par qui ont-ils été élaborés.