Prologue effacé de la Première Guerre mondiale, les guerres balkaniques de 1912 et 1913 en sont à la fois une répétition générale en réduction et un élément déclencheur, tout en étant animées par une dynamique propre aux enjeux et aux acteurs locaux. La première d’entre elles, en 1912, rassemble une coalition de petits états ligués contre l’Empire ottoman affaibli afin de lui arracher ses dernières possessions balkaniques. La suivante en 1913 est un règlement de comptes entre les vainqueurs pour le partage des dépouilles, qui se fait au détriment de la Bulgarie. A travers ces sanglantes péripéties, se joue aussi un bras de fer indirect entre Russie et Autriche. Porté par l’actualité commémorative, ce double conflit revient aujourd’hui dans le champ éditorial à travers plusieurs publications. Éditant les actes d’un colloque franco-roumain organisé à Bucarest en juin 2012, le volume coordonné par Catherine Durandin et Cécile Folschweiller réunit neuf contributions universitaires, dont quatre mettent plus particulièrement l’accent sur les enjeux spécifiques à la Roumanie. Son apport principal est précisément, sans négliger le jeu des puissances tutélaires européennes, de restituer tout leur relief aux protagonistes directs du théâtre balkanique.

Précédée par une introduction général signée par Catherine Durandin, une mise au point courte et rigoureuse du grand spécialiste Jean-Jacques Becker brosse l’état des lieux de la relation diplomatique et stratégique franco-russe au moment des conflits balkaniques.
Jean-Noël Grandhomme présente ensuite un solide tableau de synthèse des aspects militaires du double conflit balkanique : antécédents, forces en présence, déroulement, bilan et postérité historiographique. Parmi les données essentielles ainsi mises en lumière, formes nouvelles de guerre, armes à haute puissance de destruction, lourdes pertes militaires et atrocités de masse contre les populations civiles sonnent comme autant de préfigurations du sinistre visage de la guerre au vingtième siècle.
L’angle retenu par Annette Becker est celui du droit international humanitaire, largement bafoué par les belligérants aussi bien à l’égard des prisonniers de guerre qu’envers les populations civiles. De nombreux témoignages documentent ces exactions qui associent barbarie anthropologique et darwinisme social, tandis que l’humanisme impuissant du CICR est réduit au rôle ingrat de Vox clamantis in deserto
Silvia Marton, de l’université de Bucarest, présente les facettes du débat politique en Roumanie face aux guerres balkaniques de 1912-1913. Elle en restitue l’épaisseur géopolitique, des humiliantes équivoques de l’émancipation de la tutelle ottomane en 1878 aux fluctuations diplomatiques entre les alliances russe et autrichienne, ainsi que la problématique intérieure. Le contentieux avec la Bulgarie fait évoluer l’attitude du pays d’une posture de neutralité durant la première guerre au statut de belligérance victorieuse lors de la seconde, portée par une unanimité patriotique sans faille.
Catherine Durandin, de l’INALCO, souligne les fragilités intérieures de la Roumanie au début du XXe siècle. Déstabilisés par une crise paysanne dont les troubles agraires de 1907 ont exprimé l’ampleur, l’État et la société privilégient longtemps une posture attentiste face à l’embrasement régional.
Lucie Guesnier évoque l’attitude des socialistes roumains, qui adhèrent à une proposition supranationale originale en préconisant la mise en œuvre d’une Fédération balkanique, afin de dépasser par le haut les apories de l’État-nation dans un contexte régional d’imbrication ethnique. Le propos s’élargit à la perception suspicieuse du contexte balkanique au sein de la Deuxième Internationale, et au débat interne à celle-ci sur le caractère de la guerre bourgeoise : mal absolu ou force de progrès impulsant une dynamique révolutionnaire ?
Cécile Folschweiller, quant à elle, se place dans l’optique des projets de fédéralisation de l’Autriche-Hongrie portés par les intellectuels évoluant dans l’entourage de l’archiduc héritier François-Ferdinand (la victime de Sarajevo). Le Roumain de l’Empire Aurel Popovici publie notamment un projet fédéraliste pensé comme une alternative au risque d’éclatement de la double monarchie. Il exprime ainsi un point de vue original de sensibilité politique conservatrice.
Hamit Bozarslan, de l’EHESS, expose le contexte politique ottoman de l’époque, marqué par la montée au pouvoir du mouvement Jeune Turc et le fort traumatisme résultant de la perte des Balkans, dont les conséquences sont lourdes : arrimage définitif à l’alliance allemande, et substrat idéologique du futur génocide arménien.
Enfin, Stanislav Sretenović étudie l’évolution entre les deux guerres du processus commémoratif de l’emblématique victoire serbe de Kumanovo en 1912. Il montre comment cérémonies et monuments s’approprient l’espace du lieu de mémoire et font évoluer la signification donnée à l’événement. D’abord installé comme un repère identitaire de la mémoire serbe, il évolue ensuite en outil de l’unification nationale yougoslave.Le panorama ainsi dressé est à la fois intéressant et diversifié. Il permet de mieux fixer les réalités mal connues des guerres balkaniques qui précèdent de peu l’embrasement de 1914, et d’en cerner les enjeux locaux. Il éclaire aussi de façon approfondie les caractéristiques de la Roumanie d’avant la Première Guerre mondiale, ses problématiques politiques et sociales et ses fragilités. Enfin, animé par la haute figure de Christian Rakovski, le débat au sein de la mouvance socialiste sur les Balkans et sur la menace de guerre est analysé avec précision. In fine, son format pratique et son souci de vulgarisation font de ce recueil une référence à classer parmi les bonnes lectures d’initiation. Particulièrement adaptée au public non initié et notamment aux étudiants, sa consultation mérite d’être encouragée.

© Guillaume Lévêque