En même temps que «l’Affaire des quatorze» , les Éditions Gallimard publient un essai de Robert Darnton consacré à la censure. A travers trois exemples, la France des Lumières, l’Inde britannique et la RDA, il analyse les mécanismes de la censure qu’il considère comme un phénomène global ayant des conséquences sur l’ensemble de la société. Ces trois études, fascinantes par bien des aspects, constituent une réflexion sur les mécanismes de contrôle mis en place par les pouvoirs politiques, mais aussi sur la place des écrivains et de la littérature dans des sociétés différentes. Au final, l’ouvrage constitue une vive critique de la répression étatique et un plaidoyer en faveur de la liberté d’expression et d’édition et de la libre création intellectuelle.
La France des Bourbons : privilège et répression
La vision manichéenne de la vie culturelle au siècle des Lumières – la raison contre l’obscurantisme et le pouvoir, l’emprisonnement de certains écrivains, la mise à l’index de l’ Encyclopédie ou des œuvres de Voltaire et de Rousseau – n’est pas inexacte mais doit être précisée, nuancée par une étude des mécanismes de la censure. Il faut rappeler au préalable que le monde de l’ Ancien Régime n’est pas un monde égalitaire, mais un monde de privilèges, de droits particuliers accordés par le souverain, et dans le domaine qui nous concerne, il s’agit des privilèges accordés aux imprimeurs et aux libraires. Il faut également rappeler que la Direction de la Librairie à laquelle les ouvrages étaient soumis dépendait de la Chancellerie, c’est à dire de l’équivalent du Ministère de la Justice. Enfin, il faut souligner le rôle de Malesherbes, directeur de la Librairie, à l a fois protecteur des Philosophes ( il contribua à l’édition de l’ « Émile » et de « La Nouvelle Héloïse ») et responsable de la censure. On peut alors analyser le mécanisme de la censure. Chaque semaine, les libraires ou les éditeurs venaient présenter à Malesherbes des manuscrits – environ 500 en 1750, mille en 1780 – et formuler une demande de permission et de publication officielle. Les manuscrits étaient alors confiés à un censeur, qui était souvent un universitaire spécialiste du domaine concerné ( théologie, politique, mais aussi architecture ou mathématiques). Le censeur pouvait adresser à l’auteur des observations, à la fois sur le contenu, mais aussi sur la forme. La relation entre l’auteur et le censeur ne doit pas être vue comme un affrontement, mais plutôt comme une forme de coopération, le censeur s’efforçant d » améliorer « l’ouvrage selon ses propres critères bien entendu. En cas d’accord, fréquent ( seuls 10% des ouvrages étaient rejetés), le censeur rédigeait une » approbation ». Une fois le manuscrit approuvé, il était envoyé au Garde des Sceaux qui donnait son approbation et accordait à l’ouvrage un « privilège » qui conférait à l’éditeur ( puis à l’auteur à partir de 1777 ), moyennant le paiement d’une taxe d’un montant assez élevé, un droit exclusif de reproduire l’ouvrage pendant une période de dix ans. Le privilège et l » l’approbation « du censeur étaient publiés dans l’ouvrage. Il existait d’autres formes d’autorisation comme la « permission tacite » qui était une simple autorisation de publication. Tout n’était pourtant pas aussi simple. Au XVIIIe siècle, la monarchie est dans une phase de transition entre une monarchie » baroque » où tout dépend des faveurs du roi et de la Cour et une monarchie moderne en voie de bureaucratisation et de rationalisation. Les faveurs des grands nobles pouvaient jouer un rôle dans l’édition d’un livre s’ils acceptaient la dédicace de l’auteur. De même, les censeurs redoutaient de heurter des clans de la Cour ou de l’ Académie. Enfin, les auteurs célèbres comme Voltaire pouvaient demander à ce que leur manuscrit soit lu par un censeur bienveillant. Mais en même temps, les directeurs de la Librairie comme Malesherbes ou Sartine souhaitaient rationaliser le travail de la censure et favoriser l’octroi de permissions tacites pour éviter que les livres ne soient imprimés à l’étranger. On peut aussi se demander pourquoi certains livres, pourtant autorisés, furent ensuite condamnés. Ce fut le cas en 1759, lorsque « De l’ Esprit « d’ Helvétius ouvrage qui défendait des thèses matérialistes et peu orthodoxes politiquement, et certains autres ouvrages des Lumières, furent condamnés par le Parlement de Paris et brûlés. Les Sept premiers volumes de l’ Encyclopédie furent condamnés par le Conseil du roi, mais ne furent pas brûlés, Malesherbes de surcroît abritant chez lui les papiers de Diderot. Plusieurs raisons expliquent que de livres qui avaient franchi la barrière de la censure soient en fin de compte condamnés : l’incompétence du censeur, la volonté de Malesherbes de faire publier des ouvrages favorable aux Lumières, le durcissement de la répression après l’attentat de Damiens contre Lois XV (on verra ailleurs que le périodes de contestation provoquent un durcissement de la répression), et une concurrence entre les organes répressifs, les Parlements souhaitant, sans y parvenir sur le long terme, concurrencer l’ État en matière de répression. Il faut enfin préciser que toute la production imprimée ne passait pas par le filtre de la censure. Les ouvrages hostiles à Louis XV, ou bien les ouvrages et pamphlets non conformistes dans les domaines politiques et religieux étaient imprimés à l’étranger ( à Londres , Amsterdam , Genève Neuchatel) et vendus clandestinement, par de petits bouquinistes, mais aussi par de grands libraires prospères.
L’ Inde britannique : impérialisme et libéralisme
Robert Darnton part d’un cas précis pour élargir ensuite son analyse. En 1861 ,
James Long, pasteur anglican installé à Calcutta et bon connaisseur de la littérature bengali avait publié la traduction anglaise d’un mélodrame bengali qui dénonçait l’exploitation dont étaient victimes les paysans indiens de la part des producteurs anglais d’indigo. Ces derniers ayant porté plainte pour diffamation, l’un des rares délits qui permettaient de traduire un auteur devant le tribunal Long fut jugé et condamné, mais les règles du droit britannique ( liberté des débats, jugement par un jury) furent scrupuleusement respectées. Même dans l’ Inde coloniale, il n’était pas question de porter atteinte à la liberté d’expression. Du reste, la censure prit plutôt la forme d’un contrôle des livres édités que d’une interdiction. Il faut rappeler qu’au lendemain de la révolte des cipayes ( les soldats indiens enrôlés dans l’armée britannique) de 1857 le gouvernement britannique décida de supprimer la Compagnie des Indes et de placer l’Inde coloniale ( le Raj) sous l’autorité d’une administration spécifique, l’Indian Civil Service ou ICS. Pour prévenir des révoltes et connaître l’état de l’opinion, le gouvernement promulgua une loi en 1867 qui obligeait les éditeurs à déposer auprès de l’ Ics un exemplaire de chaque ouvrage imprimé, soit environ 200000 titres jusqu’au début du XXe siècle. Chacun de ces titres fit l’objet d’une recension et d’un commentaire par des bibliothécaires anglais ou indiens, mais cette liste demeura un document confidentiel au sein de l’ ICS . Les lecteurs « plaquaient « certes leurs propres préjugés sur les ouvrages qu’ils recensaient : ils méprisaient la littérature populaire, mais ils savaient aussi apprécier la mythologie hindoue, ou le talent de certains écrivains : il avaient ainsi « repéré » le talent de Rabindranath Tagore, Prix Nobel de Littérature en 1913. Ils avaient certes repéré les ouvrages hostiles aux colonisateurs, en fait assez peu nombreux, mais ils les jugeaient peu dangereux. Comment expliquer cette politique relativement libérale ? A la suite de Michel Foucault, Robert Darnton y voit une subtile relation entre savoir et pouvoir. Le temps de la conquête brutale était révolu et les administrateurs britanniques se montraient favorables à une politique libérale, (on apprend ainsi que John Stuart Mill, l’un des pères du libéralisme anglais avait travaillé pour la Compagnie des Indes) fondée sur l’éducation et sur la diffusion du modèle britannique, au moins pour une partie des habitants. Cette politique permet aussi de comprendre les contacts, les interactions entre les sociétés anglaise et indienne. Toutefois, au début du XX ème siècle la situation changea et le caractère répressif de l’impérialisme ressurgit. Cette période marque l’affirmation d’un nationalisme indien radical En 1905, les autorités britanniques décidèrent de la partition du Bengale, mesure très impopulaire (et rapportée en 1911) qui provoqua de vives protestations. Des attentats à la bombe tuèrent deux femmes britanniques et un attentat fut commis à Londres. Les nationalistes radicaux, désavoués par le Parti du Congrès, étaient souvent des hommes de lettres qui avaient du mal à trouver leur place dans la société. Malgré les réserves du ministre anglais chargé de l’Inde ou de certains députés, les autorités menèrent une politique répressive. Des presses furent saisies , des librairies fouillées et une loi étendit le délit de « sédition » . Un certain nombre d’écrivains furent jugés sous cette incrimination, non plus par un jury mais par un juge unique. Lors des procès se déroulaient de subtils débats exégétiques entre les avocats qui plaidaient que les textes incriminés étaient inoffensifs ou métaphoriques, et les accusateurs qui y voyaient des éléments subversifs. Les autorités redoutaient surtout les pièces de théâtre critiques qui étaient jouées devant des paysan illettrés. Ainsi, tout en gardant la forme de procès, la violence de l’impérialisme l’emportait sur le libéralisme.
La Censure en Allemagne de l’Est communiste
La censure en RDA associait un modèle idéologique obligatoire imposé par le sommet de l’État – la construction d’une société socialiste-, une « novlangue » particulière ( le mur de Berlin était ainsi qualifié de « mur de protection antifasciste »), une bureaucratie d’ Etat, et une redoutable répression policière. On peut alors retracer le mécanisme du contrôle des auteurs et des livres. Il faut au préalable rappeler que les soixante dix- huit maisons d’édition de la RDA étaient des entreprises d’État et que toutes les publications étaient planifiées chaque année. La censure s’exerçait à tous les échelons de la création littéraire. Elle pouvait commencer par l’autocensure des écrivains que certains nommaient « les ciseaux dans la tête ». Elle se poursuivait avec le travail des éditeurs qui commandaient aux auteurs des ouvrages conformes à la ligne du Parti. Certains éditeurs éclairés pouvaient projeter de publier des ouvrages teintés de non conformisme, mais dans ce cas l’ouvrage était relu, et l’éditeur négociait avec l’auteur des coupes ou des remaniements. La censure proprement dite commençait ensuite. Elle était le fait de la Direction générale de l’édition et de la librairie ou HV. La HV , en collaboration avec les auteurs et les éditeurs examinait chaque livre et en approuvait le contenu. Puis, chaque année, la HV élaborait un plan de publication ( il y eut même un plan pour l’année 1990, jamais appliqué comme on s’en doute), qui comprenait une liste des ouvrages qui devaient être publiés l’année suivante. Ce plan était alors soumis à la Direction culture du comité central du Parti, le SED, direction composée d’apparachiks purs et durs qui faisaient régner un redoutable conformisme idéologique. Ce plan donnait lieu à d’âpres discussions car les ouvrages devaient être conformes à la ligne idéologique. La HV disposait d’une petite marge de manœuvre en rééditant des ouvrages non conformistes ou en incluant des ouvrages in extremis dans le plan de publication.
Une fois le plan approuvé, le manuscrit était lu par un lecteur qui l’annotait, proposait des corrections et rédigeait un rapport. Le livre recevait alors une autorisation d’édition et était publié. Le conformisme idéologique régnait .Il fallait éviter toute critique du régime et de l’ Urss, présenter la situation sociale et les dirigeants sous un jour favorable. Les ouvrages de science-fiction ne devaient pas présenter un monde futur trop idéalisé de peur que le contraste ne soit trop important avec le pays du « socialisme réel ». Quant aux romans policiers qui se déroulaient à l’Ouest, ils devaient présenter la dépravation du monde occidental. Les expérimentations formelles étaient également critiquées sous le nom de « style bourgeois tardif ». Lorsque le Parti durcissait sa ligne politique ( lors de la crise des Euromissiles au début des années 1980 par exemple), ou lorsque le Parti voulait remobiliser les habitants, la ligne éditoriale se durcissait également. Même des écrivains ouvriers, jugés trop critiques n’étaient pas publiés. Les auteurs faisaient l’objet d’une intense surveillance policière de la part de la Stasi et leurs dossiers pouvaient comporter plusieurs milliers de pages. La politique oscillait entre menaces et promesse de gratification, en particulier des autorisations de séjour hors de la RDA. Lors des grandes crises qui marquèrent l’histoire du bloc de l’ Est, comme la révolution hongroise de 1956, la répression pouvait s’abattre sur des écrivains et des éditeurs. Au milieu des années 1970, les autorités empêchèrent de rentrer en RDA le chanteur et écrivain non conformiste Wolf Bierman, ce qui provoqua la protestation de nombreux écrivains sur lesquels la répression s’abattit. Mais il pouvait aussi exister des tensions entre les responsables culturels et idéologiques. Robert Darnton prend l’exemple de Volker Braun, écrivain critique, mais dont les responsables de l’édition avaient remarqué le talent. L’un de ses romans « Hinze-Kunze-Roman » mettait en scène un apparachik privilégié et coureur de jupons et son chauffeur qui vit dans un immeuble délabré. L’auteur reprenait le thème classique du maître et du valet . Il imaginait un soulèvement des masses au nom des idéaux de Rosa Luxemburg et de Karl Liebknecht, et il critiquait le coût de la course aux armements. Après des négociations avec l’auteur qui accepta certaines coupes, la relecture par deux universitaires favorables à Braun qui fournirent un rapport élogieux du manuscrit, l’ouvrage fut publié en 1985. Il fit alors l’objet de vives critiques de la part des « durs » du parti communiste. Le livre ne fut pas interdit car il ne fallait pas que la Rfa puisse dénoncer la censure en rda, mais sa diffusion fut bloquée. A la fin des années 1980, lorsque Gorbatchev mit en place la perestroika, les écrivains demandèrent l’abolition de la censure, mais celle-ci ne disparut pas jusqu’à la disparition de la Rda.
Conclusion : Qu’est ce que la censure ?
Robert Darnton critique une définition trop extensive de la censure qui ferait de tout interdit ou contrôle une censure. Il souligne que les auteurs ou éditeurs critiques firent l’objet d’une dure répression, notamment de procès ou de nombreuses années d’emprisonnement. Il rend hommage aux écrivains d’ Europe orientale comme Soljenitsyne ou Milan Kundera, qui croyaient dans le caractère émancipateur de la littérature, qui eurent affaire à la censure et regrettèrent parfois les accommodements auxquels ils avaient dû consentir. Robert Darnton souligne le caractère fondamentalement politique et répressif de la censure. « La censure, telle que je la comprends, est fondamentalement politique : elle est appliquée par l’Etat. » En fin de compte, il voit dans la censure un phénomène social global. »Une vue ethnographique de la censure la traite de façon holistique (c’est à dire comme un phénomène global) comme système de contrôle qui imprègne les institutions, teinte les relations humaines et pénètre les mécanismes cachés de l‘âme. ».