Ce livre d’un juriste spécialiste des relations internationales explore les différentes significations de la notion d’Eurasie et leur instrumentalisation par Vladimir Poutine pour restaurer la puissance mondiale de la Russie, diminuée depuis la chute de l’Union Soviétique en 1991. Si Pierre le Grand (1682-1725) et Catherine II (1762-1796) avaient arrimé la Russie politiquement et culturellement à l’Europe, Poutine s’efforce de la détacher d’un Occident post colonial « en décadence » pour s’appuyer sur les grandes puissances montantes de l’Orient et du Sud du grand continent eurasiatique. « L’Eurasie paraît le témoin (et possiblement un acteur) privilégié de la transition d’un ordre mondial post-bipolaire, hérité de la victoire américaine à l’issue de la guerre froide en 1991, à un ordre mondial faisant la part belle aux pôles de pouvoir alternatifs et concurrents à Washington » (p. 19).
Manifestations d’une identité eurasiatique
L’idéologie eurasiste s’est référée d’abord à la slavophilie qui s’opposait à l’occidentalisme dans l’empire tsariste du XIXe siècle. Né parmi les exilés d’après la révolution bolchéviste, « l’eurasisme se présente comme la recherche d’une troisième voie : doctrinale, entre occidentalisme et slavophile; géographique, entre Europe et Asie; économique entre capitalisme et communisme; mais aussi, et de plus en plus politique, entre libéralisme et socialisme » (p. 28). Lev Goumiliov (1886-1992), conservateur socialement et religieusement, a affirmé la nature intrinsèquement impériale d’une Russie qui doit contester l’universalisme occidental. Critiquant l’orientation néo-libérale influencée par les Occidentaux des élites russes de la fin du XXe siècle, les « néo-eurasistes » Alexandre Panarine (1940-2003) et Alexandre Douguine (né en 1962) soulignent une incompatibilité de fond entre les valeurs occidentales et les traditions des peuples eurasiens. Le dernier défend une ligne dure fascisante clairement anti-atlantiste et illibérale qui le rapproche de l’extrême droite nationaliste. Il prône l’instauration d’un État autoritaire en Russie et hégémonique en Eurasie.
Vladimir Poutine, au pouvoir depuis 2000, donne un tour plus institutionnel à l’idéologie néo-eurasiatique en mettant en place une communauté économique eurasiatique avec la Biélorussie, le Kazakhstan, le Kirghizstan, le Tadjikistan puis en 2006 l’Ouzbékistan. Il crée aussi une alliance militaire défensive entre 2002 et 2012 l’Organisation du Traité de Sécurité Collective (OTCS) entre la Russie, ce mêmes pays et l’Arménie. Il cherche alors, au cours de ses premières années au pouvoir un rapprochement avec les Occidentaux. Mais les élargissements successifs de l’OTAN et de l’UE à l’Est à partir de 2004, et la seconde guerre de Tchétchénie (2005) l’ont amené à donner un tour anti-occidental à sa politique vis-à-vis des pays de « l’Étranger proche », notamment à partir de la Conférence de Munich de 2007. Son intervention en Géorgie en 2008 l’amène à reconnaître l’indépendance de deux de ses territoires, l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud, sous protection russe. Il cherche à rallier l’Ukraine à l’Union Economique Eurasiatique en 2010, ce qui l’amène à intervenir à la suite de la « révolution de l’Euro-Maïdan », en 2014, en Crimée et dans le Dombas. C’est l’époque aussi de ses interventions en Syrie en soutien au gouvernement de Bashar al-Assad pour s’imposer comme une puissance militaire de premier plan au Moyen-Orient.
Il conçoit une réorientation vers l’Asie, lors des Forum économiques de Vladivostok (2015) puis de Saint Pétersbourg (2016), de sa politique de « Grand partenariat eurasiatique » avec la Chine, l’Inde, le Pakistan et l’Iran, élargissant l’OCS à l’Inde et au Pakistan dès 2017. L’auteur analyse ensuite la politique de Poutine vis-à-vis de chacun des pays de l’Étranger proche du Caucase et d’Asie centrale, politique qui vise à les fidéliser. Il montre la position particulière du Kazakhstan qui avec la population russe la plus importante a co-fondé avec la Russie les principales organisations régionales: OCS, OTCS et UEEA. Sa politique étrangère « multivectorielle » l’a amené à diversifier ses partenariats économiques et politiques avec les Occidentaux et la Chine.
La « Grande Eurasie »
Poutine a constamment cherché à renforcer son partenariat avec la Chine de Xi Jinping notamment dans les domaines énergétique (pétrole et gaz) et de défense, en développant tous azimuts leurs coopérations militaro-techniques mais sans aller jusqu’à une alliance intégrée du type OTAN. La méfiance persiste entre les deux puissances en raison de l’histoire des « traités inégaux » et des affrontements frontaliers de l’Oussouri. Avec l’Inde les coopérations en matière d’hydrocarbures, de défense et d’armement n’ont cessé de s’approfondir, mais sa participation au Quad avec l’Australie et le tropisme américain de Narendra Modi y imposent des limites, de même la politique russe d’ouverture avec l’Afghanistan des Talibans. Avec l’Iran et la Turquie, la Russie de Poutine cherche aussi à développer des complémentarités militaro-industrielles, et même commerciales avec L’Iran.
L’alourdissement des sanctions économiques contre la Russie et l’économie de guerre, mise en place par Poutine, n’ont pas entraîné l’effondrement de la Russie malgré les limites rencontrées par son « opération militaire spéciale » en Ukraine. L’essentiel des ventes d’hydrocarbures a été redirigé depuis les marchés européens vers ceux de l’Asie, en particulier vers la Chine et l’Inde. L’influence de la Russie plus particulièrement sur la Biélorussie et sur la Géorgie (à travers le parti « le Rêve géorgien ») se maintien. Mais son orientation asiatique vise à développer l’exploitation de ses ressources en Sibérie et en Extrême-Orient encore insuffisante. La guerre russo-ukrainienne a approfondi les relations entretenues par la Russie avec les deux autres principaux pôles de pouvoir que sont en Eurasie la Chine et l’Inde. « Les États-Unis représentent pour la Russie comme pour la Chine, leur adversaire stratégique majeur, contrariant les visées de l’une sur l’Europe (Ukraine) et celles de l’autre sur l’Asie-Pacifique (Taïwan) » (p. 151).
La Russie par ses relations croissantes avec la Chine et l’Inde met en place un triangle stratégique Russie-Inde-Chine (RIC), les incitant à dépasser leurs clivages, en consolidant une architecture de sécurité commune, à l’échelle de l’Eurasie, et la multi-polarité en incluant des pays du Sud global à l’échelle mondiale. Il y a de plus de multiples points de convergence avec l’Iran: aversion à l’égard des États-Unis, implication simultanée dans de grands projets russes et chinois (Nouvelles Routes de la Soie) de connectivité eurasiatique, adhésion aux organisations non occidentales sous influence russo-chinoise (OCS, BRICS+), participation à l’exercice naval trilatéral annuel dans l’océan Indien depuis 2019, appétence pour une cyber-souveraineté à l’abri des États-Unis, enfin des coopérations spatiales pour s’affranchir du GPS américain.
Hétérogénéité géopolitique de l’Eurasie malgré la création d’organisations régionales
L’élargissement des BRICS à cinq pays supplémentaires (Égypte, Émirats Arabes Unis, Éthiopie, Indonésie et Iran et bientôt l’Arabie Saoudite) avec de fortes disparités économiques entre ses membres et de profondes dissensions internes, par exemple, entre l’Égypte et l’Éthiopie ou l’Arabie Saoudite et l’Iran, ne favorise pas la cohérence qui lui fait défaut. L’Organisation de Coopération de Shanghai (OCS), établie en 2001, qui est une structure pluridimensionnelle à vocation à la fois sécuritaire, diplomatique et économique, est orientée vers le contre terrorisme et la résolution des crises frontalières. Elle a peu d’efficacité économique bien qu’elle vise à créer une Banque de développement, ce qui favorise l’économie dominante de la Chine par rapport à la Russie. Quant à la Communauté des États Indépendants (CEI), créée au moment de la dissolution de l’URSS en 1991, elle n’a pas pu empêcher la défection de l’Ukraine puis de la Moldavie. Mais elle a donné en 1992 le Traité de Sécurité Collective (TSC), donnant naissance à l’organisation régionale la plus intégrée de l’espace post-soviétique l’Organisation du Traité de sécurité collective (OTSC) à l’image de l’OTAN. Elle a éteint la crise de janvier 2022 au Kazakstan, mais n’a pas pu empêcher le conflit entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan au sujet du Haut Karabakh en 2020 et 2023. D’autre part l’Union économique eurasiatique (UEEA), institutionnalisée en 2014 sur le modèle de l’Union Européenne, n’a pas réussi à créer un espace de libre-échange et circulation analogue à celui de son modèle entre la Russie, la Biélorussie, le Kazakhstan, le Kirghizstan, l’Ouzbékistan et l’Arménie, en grande partie en raison du très grand déséquilibre entre ces pays et la Russie sur tous les plans.
À la faveur des crises, ukrainienne en particulier, les pays d’Asie centrale mettent de plus en plus en œuvre une diplomatie multilatérale délestée de la présence parfois envahissante de leur deux grands voisins. L’Asie centrale est l’épicentre de toutes ces organisations échafaudées par la Russie seule ou en tandem avec la Chine.
Parallèlement au néo-eurasisme russe, s’est développé un eurasisme impulsé par la Turquie, de traditions byzantine et ottomane, et par le Kazakhstan qui figure de plus en plus comme le carrefour multi-directionnel en plein cœur de l’Eurasie: entre Orient (Chine) et Occident (Europe); entre Nord (Russie) et Sud (Iran, Inde). L’hégémonie russe est de plus en plus remise en cause par une hégémonie chinoise économiquement et démographiquement plus puissante. L’Occident représente déjà une garantie de sécurité existentielle pour l’Ukraine, la Moldavie et possiblement l’Arménie. L’attractivité de Moscou est non moins relative au plus près de ses frontières, peinant à réunir ses anciens satellites soviétiques dans ses organisations régionales : la CEI n’en regroupe guère qu’une grosse moitié; l’OTSC et l’UEEA un quart.
La notion d’Eurasie est utilisée par le régime poutinien pour mieux intégrer son « Étranger proche » notamment à travers l’Union Économique Eurasiatique (UEEA) qui est la seule des grandes institutions régionales de l’espace post-soviétique à utiliser ce terme. L’escalade des tensions russo-occidentales à cause de la question ukrainienne a étendu la portée du terme en provoquant un resserrement des relations de la Russie avec la Chine et l’Inde, mais aussi avec l’Iran et la Turquie dans un antagonisme globalisé avec l’Occident, non seulement Est-Ouest mais aussi Nord-Sud. Le système westphalien, qui fondait les relations entre États sur un respect mutuel de leur souveraineté et de leurs frontières est remis en cause par les grandes puissances impériales que sont les États-Unis et la Russie. Elles entendent recourir à la force plutôt qu’au droit pour résoudre les litiges internationaux. La Russie ne fait plus figure de seule puissance impériale d’Eurasie, mais la Chine a été capable de réunir la plupart des pays eurasiatiques à Pékin en 2025, et la Turquie promotrice du « Grand Touran » s’efforce de mobiliser ses frères turciques du Caucase et d’Asie centrale. Les dévoiements en cascade de l’idéologie néo-eurasiste opérés par les élites politiques russes ont manqué d’apporter, sur le fond, une réponse au questionnement identitaire structurel de la Russie à l’origine de l’idéologie eurasiste.
Ce petit livre très dense et très bien documenté sur les rapports contemporains et très récents entre la Russie et l’Eurasie, petite à l’échelle de l’ex-URSS ou grande à l’échelle continentale de l’Ancien Monde, ouvre des perspectives à l’analyse géopolitique en ce début du XXIe siècle. Il n’est pas toujours facile à lire pour des lecteurs non avertis sur la géo-histoire du continent eurasiatique. Il est donc difficilement utilisable pour une première approche du sujet, mais il aide à acquérir une vision globale critique de la politique eurasiatique anti-occidentale de Vladimir Poutine.


