Tristan Rouquet consacre cet ouvrage – sa thèse de doctorat- aux écrivains collaborateurs avant, pendant et après la seconde guerre mondiale. Il a réalisé un travail impressionnant – vaste bibliographie, recherche d’archives, élaboration d’un modèle informatique qui lui a permis de classer tous les ouvrages des écrivains collaborateurs.
L’ouvrage est un ouvrage de sociologie politique et Tristan Roquet utilise plusieurs concepts sociologiques. A Pierre Bourdieu, il emprunte la notion de champ. Pour Bourdieu, de nombreuses activités humaines peuvent être modélisées sous la forme d’un champ sur lequel se situent les acteurs. Ici, il s’agit du champ littéraire et éditorial. A Erving Goffman, il emprunte la notion de « stigmate » défini comme une « labélisation infamante ». Tristan Rouquet analyse ainsi de manière structurelle le champ culturel. Ce qui l’intéresse ce n’est pas tant l’idéologie, dont il ne sous -estime nullement le caractère criminel – l’antisémitisme de Céline, l’adhésion au national- socialisme et à l’Europe allemande de Brasillach, Drieu la Rochelle ou Rebatet -que le bouleversement que provoque l’Occupation dans le champ littéraire. Un évènement extérieur (l’occupation, Vichy) transforme les règles normales de fonctionnement du champ littéraire, impose des règles venues de l’extérieur (hétéronomie) et permet à certains de faire carrière. A la Libération, le champ littéraire et éditorial se recompose, les écrivains collaborateurs sont frappés de stigmate et tentent de trouver une place dans ce champ littéraire recomposé. Contrairement à la légende entretenue par l’extrême- droite (« les écrivains maudits »), un certain nombre d’écrivains ont pu retrouver une place dans le champ éditorial. L’épuration (exclusion, condamnations pénales ) a joué un rôle souvent essentiel dans la trajectoire de ces écrivains mais c’est aussi leur place dans le champ éditorial qui a joué un rôle dans leur maintien ou leur disparition dans « le soupirail du temps « ( une fort belle expression, on se permet de le noter ) où se décide l’oubli ou le passage à la postérité des écrivains.
La cohorte
Tristan Rouquet a constitué une cohorte de 227 individus à partir de deux sources : d’une part les listes élaborées par les auteurs résistants réunis au sein du Comité national des écrivains (CNE) ; d’autre part une partie des personnes visées par le Comité national d’épuration des gens de lettres, auteurs et compositeurs, comité encadré par le ministère de l’ Education. La cohorte est très masculine. On ne compte que sept femmes. Elle est plutôt âgée : la moyenne d’âge en 1940 est de 49 ans alors que la quasi-totalité des écrivains résistants a moins de 50 ans. 62% de la population étudiée est née en province, mais beaucoup ont fait carrière à Paris. Un peu plus de la moitié de la cohorte est issue des catégories moyennes et supérieures (industriels, hauts fonctionnaires, avocats) et un tiers de la petite bourgeoisie et des classes populaires. Enfin, certains sont membres de la noblesse, ce qui n’est pas surprenant (proximité avec l’Action Française, hantise du déclin ). Les membres de la cohorte sont diplômés. 71% possèdent le baccalauréat et la moitié possède un diplôme équivalent ou supérieur à la licence. Certains ne parviennent pas à véritablement achever leur cursus, comme Drieu la Rochelle qui échoue au concours de sortie de Sciences-Po, d’où une certaine hostilité vis à vis du monde universitaire. Certains valorisent l’art pour l’art et apparaîtront comme les « esthètes » de la Collaboration. Beaucoup d’entre eux, à la veille de la guerre, exercent la profession de publiciste ou de journaliste, profession peu réglementée jusqu’à la loi Brachard du 29 mars 1935 et au décret du 17 janvier 1936 qui crée la carte de presse. Dans un contexte de forte concurrence pour l’emploi, la presse militante, ici de droite ou d’extrême-droite, est souvent la seule à offrir des débouchés. Cependant, la situation est contrastée Certains écrivains sont reconnus et largement dotés en biens matériels et symboliques : tirages importants, édition par des maisons prestigieuses, prix littéraires, appartenance à des instituions prestigieuses ( Académie française, Académie Goncourt) . D’autres au contraire ont une reconnaissance sociale plus faible.
S’engager à l’extrême-droite
Il existait avant -guerre un certain climat intellectuel favorable à l’engagement à l’extrême- droite. Cependant 39% de la cohorte n’avait pas d’engagement clairement défini avant la guerre. Une petite partie des écrivains vient de la gauche, soit par proximité avec le néosocialisme de Marcel Déat, soit par pacifisme intégral, par anticommunisme ou antisémitisme ( ne pas faire la guerre « pour » l’Urss ou « pour » les Juifs). La plus grande partie milite dans les partis d’extrême-droite (Action Française, PPF,ligues) .Au-delà des divergences, les membres de ces partis possèdent des caractères communs : hostilité à la République, anticommunisme, antisémitisme. Sans sombrer dans un lien de causalité mécanique, cette marginalité professionnelle et politique a pu conduire de nombreux auteurs à lancer des appels à la subversion de l’ordre social et à soutenir la Collaboration. Pour le formuler dans les termes de Pierre Bourdieu, » ils vont souvent se soumettre aux sollicitations des pouvoirs externes » (ici la Collaboration ) ce que Bourdieu nomme l’hétéronomie, pour «régler des conflits internes » ( ici leur marginalisation dans le champ culturel ).
La collaboration intellectuelle en pratique
La défaite, l’Occupation, le régime de Vichy n’épargnent pas le champ intellectuel, l’édition et la presse. Dotés d’hommes et de moyens, l’occupant et Vichy imposent leurs règles nouvelles au monde des lettres » par un double mouvement de répression et de promotion. Des milliers de livres sont interdits ,des centaines d’auteurs proscrits. Vichy et les autorités d’occupation mettent en place des commissions de contrôle du papier et de l’édition et créent des agences d’information. Les Allemands s’emparent de maisons d’édition comme Calmann-Levy. Ils établissent une « liste de la littérature à promouvoir » et organisent des voyages d’écrivains en Allemagne. Les gratifications matérielles et symboliques passent par le soutien des services de propagande allemands. Les écrivains et journalistes étudiés par Tristan Rouquet entrent dans la collaboration par la voie du journalisme ou de la publication d’ouvrages. Leur engagement d’avant- guerre leur permet de continuer à écrire. L’éviction de leurs pairs leur permet d’accéder à des places (rédacteur en chef par exemple) auxquelles ils n’auraient pu accéder. De nombreux auteurs de la cohorte publient sous l’Occupation, sans pourtant que soit remise en cause la hiérarchie des auteurs.Les auteurs les plus reconnus maintiennent leur domination symbolique pendant la période. L’occupation transforme également le domaine des maisons d’édition. Les « grandes » maisons d’édition continuent de publier (elles publient des ouvrages en faveur de l’ordre nouveau). Gallimard fait reparaître « La nouvelle revue française » avec Drieu la Rochelle à sa tête. De petites maisons liées à l’extrême-droite publient davantage. Tristan Rouquet s’interroge sur la « persévérance dans la collaboration » des écrivains alors que l’avancée des Alliés constitue un « désaveu par les faits » de leur engagement. A ses yeux l’essentiel n’est pas l’idéologie, mais le maintien d’une activité professionnelle dans le journalisme ou l’édition. Les rétributions salariales sont élevées. Le salaire minimum d’un journaliste est de 5000 Francs en 1943, alors que le salaire urbain mensuel moyen est de 1149 Fr. Certains se font attribuer des logements spoliés aux Juifs. D’autres deviennent administrateurs de maisons d’édition « aryanisées ». Certains sont des délateurs A cela s’ajoute le maintien des liens de sociabilité « les entre-soi de la collaboration intellectuelle. ». comme le groupe Collaboration qui compte 42 000 membres.
L’épuration comme moment de structuration du stigmate
En mettant leur plume au service du pouvoir politique, les écrivains collaborateurs ont engagé leur responsabilité symbolique, professionnelle et pénale. Ils étaient les seuls représentants autorisés de la parole publique. Ils ont trahi l’ethos de désintéressement qui anime leur espace social. Ils ont trahi en tant que producteurs de biens symboliques. Ils ont légitimé la domination nazie. Ils connaissent un double effondrement. Un effondrement cognitif avec l’échec des prophéties vichystes et /ou collaborationnistes. Un effondrement matériel avec la disparition de nombreux journaux dans lesquels ils écrivaient. Ce qui est en jeu c’est leur place dans le champ intellectuel de l’après-guerre.
Trois instances ont en charge l’épuration des écrivains.
– le CNE (Comité national des écrivains) qui confectionne des listes de collaborateurs. Le CNE est né dans la clandestinité est surtout composé d’écrivains proches du « réseau Gallimard- NRF » comme Jean Paulhan directeur de la Nouvelle Revue française de 1925 à juin 1940 ou d’ écrivains communistes ou proches du PC. A partir de l’automne 1944, il publie dans « les Lettres françaises » des listes de collaborateurs. Les membres du CNE s’engagent à refuser tout contact professionnel avec les écrivains figurant dans la liste. Cependant, le prestige de la Résistance s’érode, le clivage entre communistes et non communistes se développe. Le CNE est divisé entre ceux qui veulent maintenir une exclusion stricte et ceux qui , comme Jean Paulhan veulent publier certains auteurs de la liste et revenir au fonctionnement normal de la vie littéraire car ils ne se sentent pas un esprit de procureur. Paulhan démissionne en novembre 1946, suivi par d’autres.
– En Mai 1945, le gouvernement provisoire crée, sous l’autorité du ministère de l’ Education nationale, le Comité national d’épuration des gens de lettres, auteurs et compositeurs ayant un pouvoir de sanction légale. Ce comité est présidé par un magistrat, compte des membres de sociétés comme la société des gens de lettres et peut imposer des sanctions comme l’interdiction de publier pour une durée maximale de deux ans.
– L’épuration judiciaire Il s’agit de la Haute Cour de justice qui juge les anciens ministres de Vichy (deux écrivains sont dans ce cas) des cours de justice et des chambres civiques, ces dernières étant composées d’un magistrat et de cinq jurés issus de la Résistance. Elles jugent surtout ceux qui ont appartenu à un parti collaborateur ou ont été pro-allemands. Les chambres civiques jugent principalement ceux qui sont accusés du crime d’indignité nationale et peuvent de ce fait être condamnés à la dégradation nationale qui prive le condamné de nombreux droits comme le droit de vote. ( cf article indignité nationale de Wikipédia) Après la fin des chambres civiques. Les dossiers sont repris par les tribunaux militaires. Sur les 227 écrivains du corpus 108 ont fait l’objet d’un procès et 95 ont été condamnés. Les accusés peuvent présenter leur défense. Ceux qui ont eu des responsabilité moindres ou n’ont pas écrit d’articles collaborateurs (c’est le cas de Simenon) ou ont bénéficié de témoignages en leur faveur ( ils ont aidé des Résistants) bénéficient d’un non-lieu. Ceux qui ont été jugés juste après la guerre ou ceux qui sont condamnés par contumace ont été condamnés à des peines sévères. 19 sont condamnés à mort, mais la peine est souvent commuée et quatre écrivains sont exécutés. Beaucoup sont condamnés à la prison, et 80% à la dégradation nationale. Un tableau comparatif établi par Tristan Rouquet montre qu’en pourcentage les condamnations prononcées contre les écrivains sont comparables à celles prononcées pour fait de collaboration en général .Ceux qui sont jugés après les lois d’amnistie de 1951 et 1953 bénéficient de jugements plus cléments, ce que Fabien Lostec nomme un processus de « désépuration »
Vies et morts symboliques des intellectuels collaborateurs
Tristan Rouquet a étudié toutes les publications des écrivains collaborateurs ainsi que leur destin éditorial, ce qui lui permet de constituer quatre groupes.
« Les exclus » et « les déclassés » se trouvent à la marge du champ littéraire. Ils sont âgés, publient peu ou pas après la guerre parce que la thématique de leurs romans (roman régionaliste, roman catholique) n’intéresse plus le public.
« Les survivants « publient surtout dans les petites maisons d’édition de l’extrême-droite. Jacques Chardonne qui codirigeait les éditions Stock est écarté de la direction.
« Les maintenus » (Céline, Giono) parviennent à publier dans les grandes maisons d’édition. On assiste également parfois à des trajectoires ascendantes, telle celle de René Barjavel qui écrivait dans la presse de la collaboration et connut ensuite le succès éditorial avec des romans d’anticipation. Ce que veut montrer Tristan Rouquet, nous semble -t-il, c’est que la survie littéraire des auteurs dépend souvent moins de l’ampleur de leur compromission que de leur place dans le champ littéraire et éditorial.
Le stigmate comme contrainte et comme ressource
Il est indéniable que le stigmate, l’emprisonnement, l’exil, la condamnation à la dégradation nationale ont pesé sur la carrière des écrivains collaborateurs. Deux d’entre eux (Abel Bonnard qui avait été ministre de l’Education de Vichy et Abel Hermant qui avait écrit dans le journal de la Milice) sont exclus de l’Académie française Beaucoup d’entre eux ont été relégués à la marge du champ éditorial et intellectuel. Ils ne sont publiés que par des maisons d’édition d’extrême-droite, leurs ouvrages ne font guère l’objet de critique littéraire. Les écrivains cultivent une sorte d’entre-soi, de sociabilité d’extrême-droite dont ils ne parviennent pas à s’extraire. Ils cultivent une sorte de ressentiment, de haine du monde de l’après-guerre qui les a exclus. Il y a cependant des exceptions, la plus remarquable étant celle de Louis-Ferdinand Céline auquel Tristan Rouquet consacre le dernier chapitre de son ouvrage.
Renverser le stigmate : l’actualisation de la domination charismatique de Céline
Aucun écrivain collaborateur n’a connu un destin éditorial comparable au sien. Auteur très reconnu avant la guerre, il publie à la fin des années 1930 des pamphlets antisémites. Pendant la guerre, il est lié à l’ambassade d Allemagne, fait l’éloge de l’antisémitisme de Hitler et pratique la délation des Résistants et des Juifs. Il a sans doute été un agent rétribué par les services allemands. A la fin de 1944, il se trouve à Sigmaringen, puis se réfugie au Danemark où il est emprisonné. Il rentre en France après le vote de la loi d’amnistie de 1951 et bénéficie de cette loi. Sur ce point l’historienne Anne Simonin montre de manière convaincante que Céline a bénéficié de l’amnistie grâce à la confection d’un faux en écriture publique (quelques lignes manuscrites auraient été rajoutées sur le jugement concernant Céline, conduisant ainsi à son amnistie). A partir de ce moment le « destin éditorial » et la stratégie personnelle de Céline face au stigmate sont doubles. D’un côté, les éditions Gallimard publient plusieurs ouvrages de Céline au nom de la séparation entre les prises de position de l’auteur et la qualité de ses oeuvres et par intérêt éditorial. De son côté, Céline n’évoque pas la collaboration (ses récits sont plutôt situés à la toute fin de la guerre) et gomme en partie son antisémitisme. D’un autre côté, Céline fait l’objet d’ouvrages ou de critiques très élogieux de la part d’auteurs d’extrême-droite, qui, eux, ne nient pas son antisémitisme, mais le minimisent. Il se présente lui-même, comme un « auteur maudit », victime de la manière pessimiste dont il présentait le monde dans Voyage au bout de la nuit. Céline revendique ainsi le stigmate pour se présenter comme un auteur maudit. Céline peut ainsi à la fois minimiser son engagement dans la Collaboration et son antisémitisme et revendiquer son caractère d’ « auteur maudit » .Bien après sa mort, les éditions en livre de poche n’évoquent plus sa collaboration.


