Cette bande dessinée relève un défi ambitieux : retracer une histoire mondiale de la drogue, de l’Antiquité au « scandale » du fentanyl aux États-Unis ces dernières années. Les auteurs ont cherché à être exhaustifs tant sur le plan géographique que thématique, en abordant aussi bien les lieux de production (les hauts plateaux de l’Indochine, le Pérou) que les espaces de consommation et les usages, qu’ils situent en Sibérie, sur l’ensemble du continent américain, en Europe ou encore en Chine.

 

Leur ouvrage, structuré en dix-huit chapitres habilement reliés entre eux par des liens thématiques ou chronologiques, constitue une véritable réussite. Les auteurs savent mêler l’anecdotique – comme les décès de Prince et de Tom Petty liés au fentanyl – à des enjeux de santé publique majeurs. Ils rappellent ainsi que ce puissant opiacé, cent fois plus puissant que la morphine, cause chaque année plus de 100 000 décès par overdose aux États-Unis, soit l’équivalent du nombre total de morts par accidents de la route et par armes à feu réunis.

Les auteurs mettent en lumière des processus récurrents dans l’histoire des drogues : une « découverte scientifique » d’un produit ou d’une substance miracle, où la sérendipité joue souvent un rôle clé. Ces substances, d’abord utilisées à des fins médicales, sont ensuite détournées. Une consommation régulière s’installe, des phénomènes d’addiction apparaissent, et les autorités finissent par les interdire de manière drastique.

Avec pertinence, les auteurs soulignent les enjeux géopolitiques liés aux politiques d’interdiction ou de laxisme, qu’elles soient interétatiques ou intraétatiques. La description de la guerre de l’opium entre la Chine (où un adulte sur quatre consommait de l’opium au XIXe siècle) et les Britanniques, les Américains et les Français illustre ce propos. Ces derniers imposent alors les « traités inégaux », forçant l’ouverture des ports et la création de Hong Kong sous domination britannique pour 99 ans, au nom du libre-échange. Karl Marx qualifiait cette guerre de celle « du libre-échange du poison » (p. 24).

 

Certaines drogues, notamment les hallucinogènes issus de champignons (amanites, peyotl, ayahuasca), ont eu des usages religieux ou mystiques dans de nombreuses civilisations et à diverses époques : chez les Vikings berserks, les Grecs de l’époque homérique, les chamans sud-américains, ou encore dans les « usages mystiques et ésotériques » du LSD durant les années 1960 aux États-Unis et en Europe (chap. 15).

D’autres substances ont d’abord été développées et distribuées aux soldats pour les aider à lutter contre la douleur ou le sommeil. Ainsi, en 1817, le jeune pharmacien Friedrich Wilhelm Adam Sertürner isole le principe actif du pavot et de l’opium : la morphine. Dès l’année suivante, le médecin français François Magendie l’utilise en remplacement de l’opium. L’invention de la seringue par Alexander Wood en 1850 permet, pendant la guerre de Sécession, de soigner les blessés sur le champ de bataille et de les évacuer. Pourtant, cette innovation sera détournée à des fins récréatives, entraînant des addictions massives. Après la guerre, on estime à 400 000 le nombre d’Américains dépendants à la morphine, soit 1 % de la population. Pour soigner l’addiction à l’opium, on isole la morphine ; pour soigner celle à la morphine, on synthétise l’héroïne, déposée sous ce nom par le laboratoire Bayer en 1898 (bien qu’elle ait été synthétisée dès 1874). Pendant la Première Guerre mondiale, la production et la diffusion des opiacés et de la cocaïne s’intensifient. De nombreux dirigeants nazis, comme Hermann Göring (dépendant depuis 1918), sont morphinomane ou consommateurs réguliers de drogues. Dans les années 1930, les laboratoires pharmaceutiques allemands produisent 80 % de la cocaïne mondiale.

En 1928, le chimiste Gordon Alles, cherchant un traitement contre l’asthme, découvre les amphétamines et le « speed ». En 1934, un inhalateur de benzédrine est commercialisé, améliorant l’attention, les fonctions cognitives, supprimant l’appétit et altérant la perception de la peur, grâce à la sécrétion de dopamine. Les nazis, mais aussi les Britanniques, les Américains, les Japonais et les Finlandais, recourent massivement aux amphétamines pour leurs soldats. En 1937, le laboratoire Temmler, à Berlin, produit de la méthamphétamine (Pervitine), qui retarde le sommeil et la fatigue : 20 000 doses sont distribuées aux Allemands avant la percée de Sedan en 1940.

Les auteurs rappellent aussi l’implication de la CIA, après la French Connection, dans l’importation d’héroïne depuis le Triangle d’Or vers les villes américaines.

Sur le plan graphique, le dessinateur rend hommage à la tradition des « comics » ultra-réalistes, utilisant principalement le noir et blanc, ponctué de quelques couleurs, ce qui confère à l’ouvrage une atmosphère sombre et en phase avec son propos. Les dessins, très anguleux et précis, même dans les paysages ou les scènes de groupe, évoquent des œuvres comme XIII, Largo Winch ou les bandes dessinées de Serra.

Esthétiquement, cette BD est une véritable merveille, qui se lit comme une enquête ou un polar. Ouvrage d’érudition, elle est à la fois agréable à lire et à relire, invitant à piquer au hasard dans ses chapitres.