« Ville diffuse », voilà par excellence un oxymore. Comment une ville, qui représente la concentration de populations, peut-elle être qualifiée de dispersée ? C’est la question que s’est posée Bénédicte Grosjean, ingénieur architecte, quand elle a entamé une thèse de doctorat en urbanisme (récompensée par le Prix de la Thèse sur la Ville en 2007). Citoyenne belge, elle a voulu étudier son pays sous l’angle du concept italien de Citta diffusa, né en 1990 dans une recherche produite par Francesco Indovina portant sur la délimitation de la commune métropolitaine de Venise.

Bénédicte Grosjean est partie de l’idée que le territoire belge présente des aspects similaires à la situation vénitienne : « territoire vaste au développement extensif (…) et à fonctionnalité urbaine », un espace de faibles densités, bien connecté et parcouru par des relations horizontales entre des services et des activités productives. Au contraire des métropoles alimentées par l’exode rural puis, dans le cadre de l’étalement urbain, par un exode urbain, la cité diffuse s’est formée suite au passage des activités agricoles à des activités industrielles. Ce changement productif a eu comme impact d’enrichir les salariés qui ont fait construire ou ont construit eux-mêmes une maison. C’est un phénomène de « campagne construite » (p. 24) sans schéma directeur, le long des axes. C’est dans ces espaces que des entreprises vont s’installer pour accéder à une main d’œuvre abondante et à un foncier bon marché. Les services et équipements publics vont suivre. Ce qui caractérise la ville diffuse est l’absence de centralités. Les polarités secondaires qui émergent ne sont pas structurantes dans le cas italien. La métaphore de l’éponge est proposée pour comprendre ce qui se joue en Vénétie : « Les déplacements dans de nombreux territoires contemporains ne peuvent plus selon lui être conceptualisés uniquement selon le modèle hydraulique des tubes rigides, avec un diamètre, un débit, une entrée et une sortie donnés, mais plutôt à la manière dont les fluides percolent dans une éponge, où les flux s’autorégulent, sans se perdre ni l’obstruer ; les territoires se caractérisant alors par une surface de pénétration, une porosité et une capacité d’absorption données. » (p. 29)

L’auteure met à l’épreuve l’hypothèse que la ville diffuse soit un concept valable en Belgique comme en Vénétie. Pour cela, elle adopte une démarche d’historienne (dépouillement de nombreuses archives) afin de dater l’apparition de cette ville diffuse (urbanisation en ruban le long des voies de communications) et pour en expliquer son existence. Cet état de fait est le résultat des lois sociales de la fin du XIXème siècle qui ont favorisé l’accès à la propriété aux ouvriers (1889) sans qu’aucun schéma directeur d’urbanisation n’ait été adopté. Aussi, en 2001, ¾ des ménages belges vivaient dans une maison unifamiliale contre 58% en France. Bénédicte Grosjean fait remonter la ville diffuse à la mise en place (fin XIX-début XXème siècle) d’un réseau vicinal ferré au détriment du réseau routier. Ce réseau ferré vicinal s’appuie sur les fortes densités de population des communes. Contrairement à la France, les campagnes belges ne connaissent pas un exode rural massif mais le développement des mobilités pendulaires. Ces dernières permettent le maintien d’une diversité économique dans les bourgs (double activité agricole – industrielle et commerces). La ville diffuse belge existait donc avant la diffusion de l’automobile.

La Belgique d’aujourd’hui est le résultat de cette histoire. Toutefois, de nombreux éléments ont impacté la situation précédemment décrite. Après la seconde guerre mondiale, la Belgique connaît un essor du réseau routier et autoroutier. Le réseau ferré vicinal est démantelé à partir de 1947. Le rail subsiste avec les lignes à grande vitesse qui relie les métropoles européennes. La mixité des fonctions très présente dans les villages belges l’est beaucoup moins. La fonction résidentielle l’emporte même si la fonction commerciale est présente avec les grands centres commerciaux qui s’installent en périphérie des grandes villes belges. Bruxelles joue son rôle de métropole et attire les actifs (les navettes quotidiennes sont responsables d’une augmentation d’un tiers de la population de Bruxelles pendant la journée). Cette métropolisation distingue la situation belge de celle de la Vénétie. Ce qui caractérise la Belgique et son réseau urbain est l’absence d’échelles intermédiaires. « On vit essentiellement à deux échelles, passant directement de sa maison et de son jardin à l’autoroute, du local au global. On habite directement le territoire et pas la ville, même diffuse. » (p. 298)

Ce texte, très historique, a le mérite de dire que l’hypothèse de départ n’était pas la bonne. Le lecteur suit, pas à pas, les étapes de la recherche et voit apparaître au fil du texte les limites à l’application du concept de ville diffuse à l’exemple belge. La démarche de l’auteure est très didactique sans être simpliste. Elle ne cherche pas à épargner ses lecteurs du raisonnement qu’elle a mené. Un ouvrage à classer dans le rayon ville-campagne mais aussi méthodologie au côté du best-seller L’art de la thèse de Michel Beaud !

Catherine Didier-Fèvre © Les Clionautes