« Tant que les lions n’auront pas leurs propres historiens, les histoires de chasse continueront de glorifier le chasseur ».
Avec ce proverbe africain qu’ils citent en ouverture da la série, les auteurs résument en fait tout leur projet : donner à voir un siècle de domination et d’émancipation en adoptant, probablement pour la première fois dans un documentaire français grand public, le point de vue des acteurs et des témoins africains.
La série AFRIQUE(S), Une autre histoire du XXe siècle est construite à la fois sur un travail admirable de collecte d’archives (souvent) inédites – certaines aujourd’hui menacées de disparition – ainsi que sur une collection d’entretiens, souvent très éclairants et parfois même émouvants, avec les personnalités parmi les plus marquantes du continent, sans heureusement se limiter aux seules grandes figures francophones.
Elle raconte ainsi de l’intérieur, dans une synthèse de brillante facture, l’histoire politique encore largement méconnue du continent, de la conférence de Berlin à la naissance de l’Union africaine. Elle prend ainsi toute sa place dans l’œuvre d’Elikia M’Bokolo qui, depuis 25 ans qu’il est directeur d’études à l’EHESS, n’a eu de cesse de réévaluer l’histoire de l’Afrique en la sortant du seul calendrier colonial européen.
Philippe Sainteny, ancien rédacteur en chef à RFI qui avait déjà réalisé des entretiens avec les présidents sénégalais Senghor et Diouf, a ainsi adopté comme principe narratif dans son scénario, un aller-retour permanent entre une parole actuelle et des images datées : c’est ainsi que les propos de plus d’une quinzaine d’anciens chefs d’Etat comme d’intellectuels africains de premier plan éclairent d’un œil neuf des images qui ont pourtant à l’époque contribué à la version coloniale de l’histoire du continent. Comme trop souvent dans ce type de documentaire, on peut toutefois regretter que ces entretiens ne soient pas parfois l’occasion de questions plus critiques. Dans l’ensemble, c’est finalement une autre parole officielle qui est donnée à entendre, même si celle-ci permet quand même de réelles mises en perspective.
Le premier volet (« Le crépuscule de l’homme blanc ») résume plus de soixante ans d’histoires africaines, depuis le partage de l’Afrique à Berlin en 1885 qui consacre la constitution des grands empires coloniaux jusqu’aux craquèlements qui s’annoncent à la fin de la Seconde Guerre mondiale, qui apparaît de nouveau comme la promesse d’un avenir différent. En effet, déjà en 1919, sont rapidement oubliées les promesses faites durant le premier conflit mondial.
Le crépuscule de l’homme blanc
Durant l’Entre deux guerres, les sociétés africaines changent rapidement alors qu’elles restent figées dans le regard de la plupart des colonisateurs, comme en témoignent les images de l’exposition coloniale de Vincennes en 1931. La guerre d’Éthiopie est l’occasion pour une génération de militants de croiser le combat contre le fascisme et la lutte pour l’égalité. La Seconde Guerre mondiale accélère le rythme et l’intensité de la crise de la colonisation de façon définitive.
La deuxième partie (« L’ouragan africain ») couvre une période bien plus courte, à l’importance néanmoins cruciale : de 1945 à 1964, les colonies italiennes, britanniques, belges et françaises qui conquièrent leur indépendance, parfois au terme de longs et sanglants affrontements. C’est le Ghana qui ouvre cette page : dans les images du discours de N’Krumah le 6 mars 1957, nous pouvons relever des mots qui sonnent alors comme un message d’espoir pour les pays africains encore colonisés :« Ghana’s independence is meaningless unless it is linked up with the total liberation of Africa. ». En 1960, ce sont 18 États qui accèdent à l’indépendance et de 1961 à 1964, la vague continue de déferler avec 12 nouveaux États.
Cet épisode met bien en valeur la solution de continuité qu’incarnent les leaders émergents, épris des grands idéaux internationaux portés par l’ONU mais aussi d’africanité. En effet, en dépit de la force de ce mouvement continental, ses ambitions, par exemple exprimées dans le non-alignement et les tentatives de regroupement régional, doivent s’effacer en moins d’une décennie du simple fait de l’emprise postcoloniale des intérêts européens et de la realpolitik. Les drames sont nombreux, le plus symbolique d’entre eux pour les peuples africains étant probablement l’assassinat de Patrice Lumumba.
C’est ainsi que le 3ème volet (« le règne des partis uniques ») décrit la mise en place progressive des régimes de parti unique. Les nouveaux leaders, souvent militaires, accusent le multipartisme de porter les germes de la division ethnique ou tribale : au nom de la paix civile et des « intérêts » d’un État en construction, intellectuels et combattants historiques de l’émancipation sont écartés de force ; s’ouvre une période caractérisée par l’absence de débats d’idées, d’information et d’expression libres. Très rapidement, beaucoup de pays plongent ainsi dans l’autoritarisme, la corruption, le népotisme, l’instabilité et la violence politique.
Les éléphants blancs
Les pouvoirs se lancent alors dans de grands travaux de prestige, censés exalter la jeune histoire des nouveaux Etats. Il s’agit presque toujours d’ « éléphants blancs », c’est-à-dire de projets coûteux et inadaptés aux besoins de la population. Leurs cimetières vont ainsi rapidement encombrer les terrains vagues des métropoles urbaines. Dans un contexte de Guerre Froide qui aiguise les rivalités entre grandes puissances, ces dernières n’hésitent pas à financer à grands frais ces travaux souvent disproportionnés et assortis de prêts dont les intérêts ne tarderont pas à grever lourdement les budgets africains. Dans les années 70, la crise des économies de rente, liée à la crise de l’économie mondiale, va jouer un rôle d’aiguillon des premières remises en cause.
A la construction simple des 2 premiers volets, celui-ci choisit de croiser approches thématique et régionale. Dès lors, la structuration en est moins apparente, ce qui pourra en rendre éventuellement plus complexe l’utilisation dans une séquence pédagogique – la ligne chronologique est par exemple difficile à suivre. De plus, le format de 90 minutes laisse cette fois le spectateur sur sa faim tant il paraît court pour couvrir cette génération de frustrations et d’espérances avortées. Précisions que ce troisième volet propose également une présentation des étapes du régime d’apartheid sud-africain.
C’est aussi avec le récit de la libération de Nelson Mandela que s’ouvre le dernier volet (« Les aventures chaotiques de la démocratie »). Il présente plus largement la montée, à partir de 1990, « l’année de toutes les promesses », des revendications démocratiques panafricaines – alors que seul le Sénégal a alors assuré une transmission démocratique du pouvoir – et les réactions négatives de la plupart des dirigeants en place : un extrait d’entretien avec le président gabonais Omar Bongo est sur ce point explicite et très éclairant, comme le discours du maréchal Mobutu mettant en scène devant ses partisans son « émotion » à l’annonce de l’introduction du pluralisme politique.
Il faut ainsi (re)découvrir les visages fermés des leaders africains lors du discours de François Mitterrand lors du sommet franco-africain de la Baule durant lequel il annonce la mise sous condition de l’aide française à la mise en œuvre de pratiques démocratiques et les mettre en perspective avec les images de la répression au Mali en mars 1991 conduite par Moussa Traoré au pouvoir depuis 23 ans. Mais la violence de cette répression débouche sur un coup d’État qui permet une transition démocratique. Les Conférences Nationales permettent alors à des universitaires, des intellectuels, des technocrates et des hauts fonctionnaires d’organismes internationaux d’accéder enfin, dans de nombreux pays, à la direction des affaires publiques.
Démocratie, le chemin
Cette première vague d’expériences démocratiques du début des années 1990, qualifié de « printemps africain » reste cependant limitée et de nombreux situations de blocage se résolvent encore par la force : les coups d’État ne sont plus la norme mais n’ont pas disparu (Burundi en 1993, Niger en 1996), Congo-Brazzaville en 1997, Côte d’Ivoire en 1999). De plus, les situations de crise économique et sociale fragilisent largement l’avenir des jeunes démocraties. Après l’enthousiasme des libéralisations du début de la décennie 90 et le regain d’intérêt pour la politique qui s’ensuivit, la médiocrité des changements de la vie quotidienne et le cynisme de certains nouveaux élus a parfois renforcé le scepticisme face au système démocratique.
A cela s’ajoute la manipulation cynique de l’identité nationale et de l’appartenance ethnique par quelques dirigeants (Henri Konan Bédié en Côte d’Ivoire, Daniel Arap Moi au Kenya, Juvénal Habyarimana au Rwanda). Cette mise en scène s’avère souvent une stratégie criminelle qui débouche sur des massacres voire sur le génocide des Tutsi du Rwanda.
Cependant, cette dérive ne s’est pas produite dans toutes les transitions démocratiques. La pacification d’un pays comme le Mozambique s’est traduite par la mutation de mouvements de guérilla en partis politiques qui ont accepté le principe électoral. Dans de nombreux cas, le retour au multipartisme a permis des sorties négociées de l’autoritarisme même si l’ancienne classe dirigeante a souvent conservé positions et habitudes . Dans cette Afrique nouvelle, portée par l’élan démocratique, reste encore à éliminer un à un les multiples freins à sa marche en avant, les « séquelles laissées par l’histoire » qu’évoque la militante écologiste kenyane Wangari Maathai, prix Nobel de la paix 2004.
La fin de ce dernier volet est consacrée à une esquisse de bilan des tentatives d’intégration continentale. Depuis l’an 2000, l’Organisation de l’unité Africaine (OUA) a laissé la place à l’Union africaine, qui prend la construction européenne comme modèle même si presque tout reste encore à faire.
Au cours des dernières années, l’UA semble avoir choisi clairement de refuser les coups d’État et semble même timidement s’engager dans le soutien à des élections réellement libres et honnêtes. Elle tente également de faire avancer l’intégration économique régionale du continent – facilitée par une réelle croissance économique – ainsi que la mise en place d’une réelle doctrine de défense commune. Loin des clichés, l’Afrique n’est donc condamnée ni à l’incurie ni à la violence ni à la pauvreté, même si le chemin est encore long pour beaucoup de pays, comme le rappellent les images des violences post-électorales au Kenya en 2007.
Si les devises obtenues grâce aux exportations ne sont pas encore assez uniformément consacrées à des dépenses liées à des politiques publiques structurées, il apparaît que la mondialisation joue un rôle positif que dans ce récent et significatif décollage économique d’un nombre désormais conséquent de pays du continent. Même si celui-ci est encore freiné par une transition démographique à peine entamée.
L’ancien président malien, Alpha Oumar Konaré, démocratiquement élu en 1992 et également ancien président de la commission de l’UA dresse, en conclusion, un tableau ambitieux et plein d’espoir des enjeux de ce renouveau du projet unitaire : « La bataille de demain, c’est la bataille de l’intégration, la bataille de la citoyenneté africaine, la bataille de la restauration de la conscience historique africaine, la valorisation de l’identité culturelle africaine dans sa diversité »
Les mots de la fin de cette fresque épique reviennent à deux intellectuels : Wangari Maathai et l’écrivain somalien Nuruddin Farah : « j’ai foi en l’Afrique (…) parce que je vois vers quoi l’Afrique se dirige et parce que j’associe l’Afrique à quelque chose de positif ».