Parue initialement en 2009 et récemment rééditée en version de poche, Terre-Neuvas de Christophe Chabouté nous plonge dans l’univers âpre et méconnu des campagnes de pêche à la morue au large de Terre-Neuve, au début du XXe siècle. À la croisée du récit historique, du huis clos psychologique et du thriller maritime, cette bande dessinée met en scène le quotidien rude, parfois inhumain, des marins français embarqués pour de longs mois sur des goélettes, exposés aux dangers de la mer et à ceux, plus insidieux, de la folie humaine. Fidèle à son style sombre et percutant, Chabouté propose une œuvre à la fois documentée et oppressante, qui interroge autant qu’elle bouleverse.
Le synopsis
Chaque année, des milliers de Terre-Neuvas, ces marins-pêcheurs français partis braver les eaux glacées de Terre-Neuve, embarquaient pour de longues campagnes de morue, parfois au péril de leur vie. En avril 1913, la goélette La Marie-Jeanne et ses 28 hommes d’équipage mettent le cap sur ces mers hostiles. Après trente-sept jours de traversée, ils atteignent enfin les côtes tant espérées … mais les bancs de morues se font attendre.
Dans la promiscuité d’un quotidien marqué par la fatigue, la saleté, les brimades et les tensions, l’ambiance à bord se dégrade. Puis le drame survient : un marin est retrouvé assassiné, un couteau dans le dos, orné d’un étrange ruban de soie. Et ce n’est que le début.
Alors que la mer devient le théâtre d’un huis clos angoissant, les morts s’enchaînent et les soupçons montent. Qui est le coupable, et pourquoi ces crimes ?
Une œuvre percutante sur les forçats de la mer
Avec Terre-Neuvas, Christophe Chabouté nous embarque une fois encore dans un récit à l’atmosphère lourde, rugueuse, presque suffocante. L’auteur s’inspire d’un pan méconnu de l’histoire maritime française, celui des campagnes de pêche en haute mer menées dans des conditions extrêmes, et le restitue avec une justesse troublante. Les personnages sont singuliers : un capitaine alcoolique et violent, le vieux Mathu, seul à prendre le temps de former les novices, le « Boueux », jeune marin moqué en raison de ses origines paysannes, et bien d’autres encore.
Le récit s’ancre d’abord dans une veine quasi documentaire, décrivant avec précision le quotidien éprouvant des Terre-Neuvas durant les six mois de campagne : les techniques de pêche (les appâts, les doris, le nettoyage et le salage des morues…), les tâches harassantes (jusqu’à 18 heures de travail par jour), la solitude pesante. C’est dans ce contexte que s’élève la voix du vieux Mathu, mémoire de ces campagnes, dont les paroles glacent le lecteur : « La mer est une garde et une salope, elle te cache le vent glacial qui tranche comme une lame… la tempête hurlante… la brume qui t’égare !! La déferlante sournoise ! Ici, le Terre-Neuvas est un galérien !! Un forçat !! Un bagnard !! ».
Mais peu à peu, une tension propre au thriller s’insinue dans les cales du navire : un assassin rôde. Les membres d’équipage sont sauvagement tués les uns après les autres. Pourtant, la vie à bord continue : la pêche ne peut s’arrêter. Car ici, « c’est la loi des bancs : quand la morue donne, c’est pêche ou crève !! C’est le poisson qui décide !! Ici, on laisse crever un mousse ou un homme pour des morues !! Une vie vaut moins cher que quelques poissons !! ». Ce cri de Mathu incarne l’absurdité cruelle de cette économie de survie, où la mer commande et où les hommes obéissent, jusqu’à la mort.
Ainsi, Terre-Neuvas mêle thriller maritime et chronique sociale, dressant un portrait brutal et poignant de ces « forçats de la mer », perdus entre ciel et tempête.
Comme toujours chez Chabouté, la maîtrise des contrastes, des silences, des regards et des non-dits insuffle une densité remarquable à chaque planche. Certaines scènes muettes possèdent une puissance rare, presque cinématographique. La mer n’est pas seulement un décor : elle est une menace sourde, constante, presque vivante.
Le rare écueil de cette bande dessinée tient à la représentation des personnages. Si quelques membres de l’équipage se distinguent clairement, la plupart manquent de singularité, aussi bien dans leur apparence que dans leur personnalité. Or, dans une intrigue reposant en partie sur la méfiance et l’incertitude, cette confusion affaiblit l’impact du suspense.
Enfin, l’histoire manque peut-être de quelques indices disséminés en amont, ce qui affaiblit l’effet de surprise final. Le dénouement, un peu précipité, laisse une impression d’inachèvement, comme si la tension savamment construite tout au long du récit ne trouvait pas une conclusion à la hauteur des attentes.
Avec Terre-Neuvas, Christophe Chabouté signe une œuvre puissante et dérangeante, à la croisée du documentaire et du roman noir. Malgré quelques limites, cette bande dessinée est une véritable plongée dans un pan oublié de l’histoire sociale et maritime. Elle a toute sa place dans les CDI des collèges et lycées, tant elle constitue une belle porte d’entrée vers la mémoire des « forçats de la mer » et les réalités d’un monde révolu.