Avec le livre-DVD « Les Voix rebelles », la coopérative de production cinématographique des Mutins de Pangée (associée aux éditions Agone) est passé à un degré de qualité des plus intéressants. Autant Du Pain et des roses, le film de Daniel Mermet et Olivier AzamDaniel Mermet, Olivier Azam, Du Pain et des roses, Les Mutins de Pangée, sept. 2015. Compte rendu des Clionautes accessible en cliquant ici , m’ayant laissé sur ma faim (sinon agacé…) en raison d’un certain manque de rigueur (et malgré sa richesse documentaire), autant j’ai vraiment été réjoui et du livre et du film, dont le sérieux devrait également satisfaire les enseignants et les amateurs d’histoire exigeants.

Quel en est le contenu ? Le point commun du livre et du film est Howard Zinn, et son livre à grand succès Une Histoire populaire des États-Unis d’AmériqueHoward Zinn, A People’s History of the United-States: 1492-Present, Harper Collins, 1999. Trad. fse : Une Histoire populaire des États-Unis, trad. par Frédéric Cotton, éd. Agone, 2002, 812 p., 28 €. Qu’on en se méprenne pas : il ne s’agit pas d’une réédition du film qui a été évoqué plus haut, mais bien d’autre chose.
Il s’agit d’abord d’un documentaire portant principalement sur des extraits du spectacle The People SpeakVoir le site Bringing history to life : l’expérience semble se poursuivre, que n’a pas interrompue la mort d’Howard Zinn., qui avait été filmé en 2008 et édité en 2009 aux États-Unis, quelques mois avant la mort d’Howard Zinn. L’historien sert bien de fil conducteur, mais il évoque assez brièvement ses origines sociales et militantes : l’essentiel repose en effet sur les thèmes les plus importants de son ouvrage principal. L’intérêt est que ce récit est ponctué de documents iconographiques (dont on ignore si les spectateurs les ont vus), mais aussi de chansons, de textes reproduits dans le livre et sur lesquels s’appuie la démonstration de Zinn, lus par des personnages apparemment célèbres aux États-Unis. Loin d’être une conférence classique, le spectacle est un véritable show, avec tout un pathos parfois servi quelques interprètes assez peu subtils (ce qui vraiment pas le cas de tout le monde). Cela pourrait évoquer les belles histoires de tonton Howard, mais en réalité, tout l’appareil propre au show-business n’empêche cependant pas de comprendre la démarche de l’historien, vulgarisée à dessein mais toujours rigoureuse : interroger les sources usuelles de l’histoire américaine, mais en les croisant avec des discours, des proclamations de personnages parfois oubliés des Américains eux-mêmes (si l’on se réfère au film Du Pain et des roses). Qui se souvient de John Brown (1800-1859), un fervent abolitionniste blanc, mort pendu pour avoir abattu des partisans de l’esclavage (p. 30 à 34) ? Qui se souvient de la part prise par les femmes dans toutes les luttes que connaissent les États-Unis depuis leur indépendance ? On évoquera plus bas Emma Goldman et Genora Dollinger, mais on ne doit pas oublier que d’autres femmes participent aux mouvements sociaux dès le début du XIXe s., comme Frances Wright, qui s’exprime en 1829 devant les travailleurs de Philadelphie (p. 35 du livret).
Au contraire, la trame et la mise en scène permettent à ceux qui l’ignoraient de découvrir et d’accéder facilement à une autre interprétation de l’histoire des États-Unis. Le récit suit en effet la chronologie, mais pour certains thèmes, Howard Zinn s’est permis quelques retours en arrière, qui font intervenir à plusieurs reprises quelques-uns des protagonistes de cette Histoire populaire. C’est le cas de l’ancien esclave, Frederick Douglass, que l’on voit incarner la lutte pour l’abolition de l’esclavage, puis, un peu plus tard, celle qui vise à l’égalité des droits. H. Zinn convoque Emma Goldman, émigrée russe qui illustre tant le mouvement ouvrier que le combat féministe ou le pacifisme. Des parcours singuliers nous sont ainsi proposés, qui se croisent dans des rôles complémentaires. Ainsi, Howard Zinn n’assène pas : il argumente, il démontre, pour mieux emporter l’adhésion des spectateurs. On aura beau jeu de lui reprocher un certain manichéisme marxisant. : d’un côté les bons (les exploités : la classe ouvrière), de l’autre les méchants (les détenteurs du pouvoir), faible minorité qui jouit de ses prérogatives sans aucune vergogne. Il montre également que les progrès sociaux ne sont pas des concessions a priori de l’élite éclairée, philanthrope : ils sont le résultat d’un rapport de force établi par la majorité dominée, dont les intérêts divergent des élites, qui s’exprime également face à des présidents réputés modérés comme F.D RooseveltRappelons le climat social très lourd sur lequel s’ouvre l’année 1936. Au printemps, la campagne électorale et les élections d’avril-mai se déroulent dans un contexte de grèves grandissantes, avec occupations des lieux de travail, que ce soient les usines, mais aussi les magasins, et, chose mal connue, les fermes (Beauce, Aisne, etc.). On sait que ce mouvement social important a eu une forte influence sur les premières mesures du gouvernement de Front populaire, qui va au-delà des revendications pour calmer la pression populaire, à la surprise des syndicats., Kennedy ou Johnson. Il a ainsi fallu une forte pression populaireEn 1786 éclate une révolte d’anciens combattants pauvres, comme Plough Jogger, pourvus d’un lopin de terre, qui risquaient d’en être dépossédés en raison de taxes excessives pour que la constitution américaine (1787) tiennent les promesses de la Déclaration d’indépendance (1776), alors que les Anglais avaient quitté leurs anciennes colonies. Cela a donné lieu à une Déclaration des droits (1789) formée des dix premiers amendements au texte constitutif, et qui affirme la liberté d’expression, de réunion et de pétition (premier amendement), oubliés au profit du droit à la propriété.
La lutte des classes est donc indissociable de l’histoire des États-Unis, comme dans tous les autres pays industrialisés (ou pas). Enfin, un autre thème favori de Zinn est de montrer que les dominés n’ont rien à gagner à participer aux guerres provoquées par la minorité au pouvoir, quelque juste puisse-t-elles être qualifiées, ce que l’auteur dénie du fait de sa propre expérience de combattant : reprenant Emma Goldman, il indique elles ne servent que les intérêts des puissants ; le patriotisme enferme chacun derrière des barrières, ce qui contribue à percevoir l’autre, celui qui est hors de ces barrières, comme un danger (à défaut d’être parfois un allié). C’est donc bien une histoire vue « d’en bas » que le spectacle propose, conforté par le contenu du livret.
Cependant, le spectateur attentif pourra discerner quelques failles dans le bloc des prolétaires : Howard Zinn montre qu’il y a aussi des briseurs de grève, des « jaunes », valets du pouvoir en place, comme l’explique le récit de Genora Johnson Dollinger relatif aux grèves de 1932. Il montre que le patronat sait s’entourer de personnages troubles issus de la population modeste, pour défendre ses intérêts les armes à la main s’il le faut.

Le livret nous permet enfin de nous approprier davantage les textes lus, d’autant plus que certains ne figurent pas dans le spectacle. De Bartholomé de Las Casas (p. 22-23) à Bradley Manning (Chelsea Manning, p. 115-117), on peut retrouver la « voix d’ouvriers et du syndicalistes, d’esclaves et d’abolitionnistes, de déserteurs, de prisonniers, de féministes et d’autres militants politiques » (4e de couverture), mais aussi toute la violence sur laquelle s’est bâtie l’histoire des États-Unis.
Les grands mythes sur lesquels elle s’est construite, des pères fondateurs à aujourd’hui, s’en trouvent malmenés, mais c’est bien le rôle de l’histoire (et non seulement de l’histoire dite « critique », car tout travail historique devrait l’être) que de contrarier les beaux récits du passé, pourvu que cela soit fait avec honnêteté. En agissant ainsi, en diffusant les sources d’une contre-histoire populaire, Howard Zinn contribue à rendre toute leur dignité aux « gens de peu » (pour reprendre le titre du livre de Pierre SansotPierre Sansot, Les Gens de peu, PUF, 2009.) en même temps que leur véritable mémoire, et ainsi à leur restituer la maîtrise de son destin. Si Henry Kissinger affirmait trop hâtivement dans sa thèse de doctorat que « l’histoire est la mémoire des États »Henry Kissinger, A World Restred: Metternich, Castlereagh and the Problem of Peace, 1812-22, 1957, Howard Zinn n’a pas manqué de lui répondre u peu plus tard que « La mémoire des États n’est résolument pas la nôtre » (p. 13).

On souhaite à cette nouvelle collection des Mutins et des éditions Agone associés tout le succès qu’elle mérite.