Publié chez Glénat, Albert Kahn est un roman graphique captivant qui retrace la vie d’un homme aussi discret qu’extraordinaire. Banquier prospère, philanthrope visionnaire et infatigable voyageur, Albert Kahn a consacré sa fortune à un projet aussi ambitieux que poétique : créer un inventaire visuel du monde à travers photographies et films, pour témoigner de la diversité des peuples et des cultures.

Ce biopic de 96 pages, scénarisé par Didier Quella-Guyot et illustré par Manu Cassier, revient avec sensibilité et précision sur le destin de celui qui conçut les célèbres Archives de la planète. Entre idéalisme, modernité et conscience aiguë des bouleversements de son époque, cette bande dessinée met en lumière un parcours unique, profondément ancré dans les espoirs et les fractures du tournant du XXe siècle.

Albert Kahn : l’homme qui voulait documenter le monde

Cette bande dessinée retrace la vie exceptionnelle d’Albert Kahn (1860-1940), banquier français d’origine juive alsacienne, humaniste et mécène visionnaire. Né Abraham Kahn à Marmoutier en Alsace, il quitte à 16 ans sa campagne natale pour Paris, après l’annexion de l’Alsace par l’Allemagne. Il y change son prénom en Albert, symbole d’une nouvelle identité.

Doté d’un sens aigu des affaires, il débute comme simple employé à la banque Goudchaux, tout en poursuivant des études grâce à l’aide du philosophe Henri Bergson. À 22 ans, il se lance dans la spéculation de diamants en Afrique du Sud, puis explore des marchés encore peu exploités à l’époque, comme l’Asie. À 38 ans, cet homme discret et peu enclin aux mondanités fonde sa propre banque en 1898, devenant l’un des hommes les plus riches de France. Il joue également un rôle de pionnier dans les relations économiques euro-japonaises. Mais il confie que le succès matériel n’est pas son idéal : ce qui l’anime profondément, c’est la découverte des peuples et la connaissance du monde.

Philanthrope engagé, Albert Kahn croit que la compréhension mutuelle est la clé de la paix entre les nations. C’est dans cet esprit qu’il crée, dès 1898, les bourses « Autour du Monde », offrant à de jeunes diplômés, hommes comme femmes, la possibilité de voyager pour élargir leur regard et enrichir leur savoir. Il soutient également des centres de documentation, des revues de presse, des projets de recherche et transforme son domaine de Boulogne-sur-Seine en un « jardin du monde ». Ce jardin paysager, composé de sections française, anglaise, japonaise et de forêts symboliques (dont une évoque son enfance vosgienne), devient un lieu de rencontres intellectuelles et diplomatiques où se pressent artistes, chercheurs et personnalités du monde entier.

Son projet le plus ambitieux, Les Archives de la Planète, voit le jour en 1909. Conscient du déclin de certaines civilisations, il initie un inventaire visuel du monde. Grâce au procédé autochrome, première technique industrielle de photographie en couleur, il constitue une collection exceptionnelle de plus de 72 000 images et 170 kilomètres de films. Entre 1909 et 1931, il missionne des opérateurs dans plus de 50 pays d’Asie, d’Amérique latine, d’Afrique et d’Europe pour documenter les cultures, les métiers et les traditions menacées de disparition. Ce projet est encadré scientifiquement par le géographe Jean Brunhes et soutenu par des institutions académiques.

La bande dessinée met également en lumière la relation discrète et durable qu’il entretient avec Marie-Angèle Renault, femme indépendante avec qui il partage curiosité intellectuelle, goût du voyage et sensibilité humaniste. Leur lien, présenté comme platonique, repose sur une profonde complicité et incarne un compagnonnage intellectuel rare pour l’époque. Elle devient une « Albertine », terme forgé pour désigner les voyageuses participant à ses projets, et contribue ainsi à féminiser l’accès à l’expérience du monde.

Mais les idéaux d’Albert Kahn seront frappés de plein fouet par la crise de 1929. Le krach boursier anéantit sa fortune. En 1931, les bourses s’arrêtent, les Archives se figent, et ses biens sont saisis. Grâce à l’intervention de ses proches et de soutiens politiques, ses collections et ses jardins sont acquis en 1936 par le département de la Seine, qui les ouvre au public en 1937.

Albert Kahn meurt ruiné en 1940, peu après la défaite française et son recensement comme Juif sous le régime de Vichy. Pourtant, son œuvre lui survit. Ses Archives, d’abord méconnues, sont aujourd’hui considérées comme un trésor patrimonial majeur. En 2025, Les Archives de la Planète sont inscrites au registre Mémoire du monde de l’UNESCO, et le musée départemental Albert Kahn perpétue la mémoire de ce visionnaire pacifiste qui a su allier finance, culture et utopie.

Une biographie sensible et lumineuse

Le scénario, parfaitement construit et d’une grande fluidité, nous entraîne avec clarté et émotion à travers les étapes marquantes de la vie d’Albert Kahn. Didier Quella-Guyot signe ainsi une biographie à la fois rigoureuse et sensible de cet humaniste visionnaire. Si certains épisodes sont romancés, ils servent un récit fidèle à l’esprit de cet homme hors du commun, connu pour sa discrétion et son désir d’effacement dans la mémoire visuelle collective. Humble, ouvert, tolérant et curieux du monde, Albert Kahn se révèle ici comme une figure singulière, profondément attachante.

Au dessin, Manu Cassier réussit à recréer avec finesse l’atmosphère de la fin du XIXe et du début du XXe siècle. Son trait réaliste, expressif, allié à une palette de couleurs douces, dominée par des tons verts, bruns, gris et sépia, plonge le lecteur dans l’époque et accentue l’humanité du personnage.

À travers ce biopic captivant et documenté, Didier Quella-Guyot et Manu Cassier rendent un vibrant hommage à un homme qui aura transformé sa réussite économique en une œuvre universelle au service de la paix et de la connaissance. Une bande dessinée qui touche, instruit et fait du bien !