Produits en 2009 par Kilaohm, Filmer la guerre d’Indochine et Filmer la guerre d’Algérie forment un diptyque (deux fois 60 minutes) réalisé par Cédric Condom et écrit par Jean-Yves Le Naour. Docteur en histoire, professeur en classe préparatoire, spécialiste de la Première Guerre mondiale, déjà auteur de nombreux ouvrages et de plusieurs documentaires.
Ces deux films ont été diffusés sur la chaine Histoire. Ces films ne proposent pas le récit d’un conflit vu par les images du belligérant qui dispose du monopole de leur production et de leur diffusion mais d’une analyse de la thématique, des conditions d’élaboration et de l’impact de la stratégie médiatique mise en œuvre par les forces armées et le gouvernement de la République lors de ces deux guerres coloniales.
Leur matériau des deux films est constitué presque exclusivement des archives cinématographiques conservées par l’ECPAD (établissement de communication et de production audiovisuelle de la défense). L’ECPAD est, avec Kilaohm et Histoire, le troisième partenaire crédité au générique. En Indochine comme en Algérie, le SCA disposait d’un quasi-monopole de tournage. Pendant ces deux guerres, ses images furent la source de la plupart des sujets de la presse filmée comme des documentaires militaires proprement dits. Depuis lors, elles ont été régulièrement sollicitées, par une succession de documentaires historiques dont nos deux films constituent le dernier avatar. Ils en utilisent toute la diversité: rushes, reportages et documentaires militaires, diffusés ou non, quelques archives privées, images couleurs amateurs, tournées par des militaires hors du cadre institutionnel, et des photographies prises par les photographes du SCA. Ces derniers documents permettent de changer de point de vue, de mieux pointer les lacunes et déformations du discours officiel, d’étayer un commentaire critique tant sur les stratégies médiatiques déployées que sur leur faible capacité à influer sur l’opinion publique métropolitaine.

Filmer la guerre d’Indochine s’ouvre sur des images du général Leclerc et du Corps expéditionnaire qui reprennent pied en Indochine, se clôt sur Diên Biên Phu et l’extrême dureté des conditions de détention subies par les prisonniers français. Pour autant, la démarche suivie n’est pas chronologique et suppose une connaissance préalable du conflit. Ce choix résulte en partie de l’état de la documentation. La période 1950-1954, celle de la guerre revendiquée, est beaucoup mieux documentée que la période 1945-1950, celle de la guerre occultée. L’auteur construit son récit par touches successives : l’invisibilité de l’ennemi, la réorientation médiatique de la fin de l’année 1950, l’affirmation du sentiment national vietnamien, les différentes phases stratégiques (pacification, camps retranchés, la période Navarre),…Pour chacun d’eux, le commentaire, en contrepoint des images, souligne les limites du discours officiel, rappelle les conditions de travail des opérateurs. L’exemple de Pierre Schoendoerffer permet de montrer les hiatus entre l’intention du reporter et l’utilisation finale de ses images. A ce titre, une distinction plus nette entre images tournées et images diffusées, un respect plus rigoureux de la date Ainsi lorsque le commentaire évoque la rupture de la fin 46, les images proposées (TC : 3’40’’) datent du printemps 1954. Ce travers est fréquent dans les documentaires de montage d’archives mais il dessert les efforts de décryptage du film. des images, aurait renforcé le propos du film. Des sujets longtemps absents des documentaires sont évoqués, qu’il s’agisse de la pratique des destructions volontaires (TC : 31’30’’) ou de l’emploi de la « gégène » (TC : 32’30’’). De même, la question des reconstitutions est posée tant à propos des images françaises (TC : 32’) que des images vietnamiennes (TC : 46’ et sq.) qui sont mises à contribution pour relater la chute du camp retranché de Diên Biên Phu On rappellera le documentaire de Patrick Barbéris, Roman Karmen, un cinéaste au service de la Révolution, 2002.
Un documentaire riche qui revisite des images, souvent déjà vues, mais selon une nouvelle perspective.

Filmer la guerre d’Algérie est construit selon la même démarche et avec la même réussite. Le commentaire est plus tranché qui répond à une propagande plus ouverte. La guerre d’Algérie voit la fin du reportage de guerre au sein du SCA, le retour à l’anonymat des opérateurs, la production à grande échelle de films, élaborés en étroite collaboration avec les services d’action psychologique, calibrés pour la mise en scène qu’ils doivent servir. Cette complète prise en main de l’élaboration des films par les services d’information permet de traiter en parallèle l’évolution du conflit et celle des images qui en rendent compte. Ainsi la période de pacification est-elle évoquée à l’aide de Képi bleu SCA 114, 1957, 16’, couleur et de Au-delà des fusils SCA 226, 1960, 36’, couleur, le développement de l’action psychologique par Les compagnies de haut-parleurs et tracts SCA 135, 1957, 10’ . A cet irénisme officiel est opposé le quotidien des soldats révélé par quelques plans de films amateurs tournés en super 8 (TC : 30’29’’). De même, le renvoi hors champ de la guerre est mis en regard avec la peur qui suinte des films d’instruction utilisés pour former les jeunes recrues au combat Cf. Sébastien Denis, Le cinéma et la guerre d’Algérie. La propagande à l’écran (1945-1952), Paris, Nouveau Monde éditions, 2009, p. 176, note 132 . Le dernier quart du film est structuré autour de la reprise en main gaullienne. L’éviction des tenants de l’action psychologique, le retour en métropole du contrôle de l’information change la thématique (promotion du Général de Gaulle et de sa politique, combats et combattants s’effacent devant la modernisation de l’armée (arme atomique), l’Algérie algérienne occupe le devant de la scène,…) mais pas son caractère propagandiste. Le film se clôt sur les affrontements franco-français (longue séquence sur la fusillade de la rue d’Isly, TC : 54’20’’) et l’arrivée des pieds noirs en métropole.

L’usage en classe de ces deux DVD risque de se heurter au double écueil de leur durée et de leur construction non linéaire. Pour autant, il est possible de sélectionner des passages pertinents qu’il s’agisse d’une introduction aux spécificités de ces deux guerres coloniales ou de séquences d’analyse d’images sur la nature du reportage de guerre (Indochine) ou sur la mise en œuvre à grande échelle d’une propagande par l’image (Algérie).

Dans ce cadre, les bonus de chaque DVD se révèlent précieux.

Pierre Schoendoerffer, un soldat de l’image en Indochine 1952-1954 :
Un entretien de 12’40, au cours duquel le cinéaste est confronté à quelques unes de ses images indochinoises, notamment le reportage « Attaque sur le piton de la cote 781» ACT 2590, 3’, NB, 35 m/m, mars 1954 , dernières images prises depuis la cuvette de Diên Biên Phu parvenues en métropole. Il livre ses réflexions sur ce que signifie filmer la guerre Ce film est en libre accès sur le site de l’ECPA, http://www.ecpad.fr/pierre-schoendoerffer-une-lecon-de-cinema .

La bataille du Tonkin SCA 57, 27’, NB, 1952. Ce film est en libre accès sur le site de l’ECPA, http://www.ecpad.fr/la-bataille-du-tonkin13 :
Produit à destination de la métropole par les services d’information en Indochine, ce film est à la fois atypique et emblématique ; atypique parce qu’il s’agit d’une production de prestige Le commentaire, dit par un sociétaire de la Comédie française, est écrit par Jules Roy. , destinée à rendre hommage au général de Lattre qui vient de mourir, à magnifier son action et à promouvoir la réorientation stratégique du conflit qu’il a mis en œuvre ; emblématique par ce que les thématiques, la construction en font un excellent panorama des documentaires produit par le SCA en Indochine.

Regards sur l’Indochine n°3. La citadelle du sel SCA 63, 11’, NB, 1953. . Ce film est en libre accès sur le site de l’ECPA, http://www.ecpad.fr/regards-sur-lindochine-n3-la-citadelle-du-sel :
La série de documentaires Regards sur l’Indochine était prioritairement destinée aux troupes du corps expéditionnaire. Ce numéro, réalisé à partir de reportages d’André Lebon, décrit l’exploitation des salines d’Honécohé, du travail dans les bassins à l’expédition du sel par bateau, en passant par les conditions de vie des ouvriers ; en un mot la prospérité économique par la résistance au Viêt-minh avec l’aide de la France. Un exemple de cette partie de la production du SCA qui occulte la guerre, modèle largement réemployé en Algérie.

Filmer la guerre d’Algérie est lui aussi accompagné de trois documents originaux.

Képi bleu SCA 114, version longue (24’), couleur, Ce film est en libre accès sur le site de l’ECPA, http://www.ecpad.fr/kepi-bleu-12 ou avec le DVD qui accompagne Une histoire mondiale des cinéma de propagande, Paris, Nouveau Monde éditions, 2008 :
Le film décrit les différentes facettes de l’activité du « Képi bleu », officier à la tête d’une section administrative spécialisée (SAS). Antenne locale d’une sous-préfecture, la SAS est à la fois le premier échelon administratif et le premier relais de l’action psychologique. Commandité par Robert Lacoste et financé par le Gouvernement général de l’Algérie, ce film met en scène un officier qui soigne, instruit, protège, dont les activités, à dominante civile, lui permettent d’incarner la politique de « pacification » alors mise en œuvre.

Contre guérilla SCA 715, 18’, NB, 1957. Ce film est présent sur le DVD qui accompagne Sébastien Denis, op. cit. :
Un exemple de film d’instruction, réalisé pour préparer les troupes à adapter leur comportement à ce type de conflit. A partir de la reconstitution d’un accrochage subie par une unité en nomadisation, le film est destiné à mettre en évidence les erreurs à ne pas commettre. Production du SCA Algérie, elle permet de montrer la présence quotidienne de la guerre et de ses risques pour les soldats, à l’inverse du discours officiel.

Algérie française NB, 8’30 :
Le véritable bonus du DVD. A partir de reportages militaires tournés les 17, 18 et 19 mai (Jacques Soustelle à Alger et Boufarik, Journée des femmes musulmanes à Alger, Manifestations à Blida et à Tizi-Ouzou) le film agence des plans de foules (indigène et européenne), de militaires et de politiques (Jacques Soustelle) destinés à incarner l’Algérie française telle que la conçoivent alors les services d’action psychologique. Le générique de début et de fin, la tonalité du commentaire et la conception d’ensemble du film témoignent de l’irruption de l’armée dans le champ politique.