Le soja est une matière première à laquelle on ne pense pas et pourtant Olivier Antoine montre, dans son livre Géopolitique du soja, combien il est au cœur d’un système de dépendance et donc un élément clé de la souveraineté alimentaire, remettant l’agriculture sur le devant de la scène. Le soja est devenu un marqueur de la puissance.
Dans sa préface Sébastien Abis dit en quelques mots l’essentiel :
« il décrypte le présent et éclaire l’avenir. Il nous fait voir, avec clarté, combien le soja est désormais au cœur des dilemmes contemporain… » (p.9)
Une culture sans civilisation
Ce premier chapitre revient sur l’histoire du soja depuis la très ancienne Asie de l’Est. Moins célébré que le blé ou le riz, il a pourtant une place importante dans l’alimentation, mais aussi dans la fertilisation des sols. Longtemps cantonné à l’Asie, il apparaît en Europe, puis en Amérique, au XIXe siècle.
Sa mondialisation a été favorisée par les guerres de l’opium et l’invasion de la Mandchourie par le Japon, avant que l’industrialisation de l’agriculture n’en fasse un incontournable de l’élevage intensif.
Un grain au cœur des stratégies mondiales
Dès 1950, le soja a une place importante dans le commerce international. L’invasion de la Mandchourie par le Japon a entraîné une modification des flux et incité les États-Unis à développer la production pour développer la filière maïs-soja dans l’alimentation animale. Aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale, sa culture se développe, aux États-Unis, favorisée par les accords avec l’Europe. Les États-Unis deviennent le 1er producteur (70%) et le 1er exportateur (plus de 50 %). En 1962, les accords du GATT renforcent la place du soja dans le commerce mondial des oléagineux à l’heure où les puissances européennes perdent leurs empires, fournisseurs d’arachides, d’huile de palme.
Le soja est devenu un outil de puissance pour les États-Unis et de dépendance accrue pour l’Europe. La crise des années 1970 avec l’embargo américain va favoriser le développement de la culture en Amérique du Sud. C’est aussi la victoire des semenciers alliés aux producteurs de pesticides (Monsanto, Pioneer). L’auteur analyse les effets de la crise de la vache folle (substitut au soja dans l’alimentation animale suite à l’embargo) sur la production de soja, une production favorisée par l’augmentation de consommation de produits carnés dans l’alimentation humaine, à l’échelle planétaire.
À partir des années 1980, on assiste à une financiarisation du marché des matières premières agricoles. Quand la Chine rentre à l’OMC, en ouvrant son marché, son commerce agro-alimentaire devient déficitaire. Le gouvernement chinois décide alors, confronté à une explosion de la demande en protéines animales, d’externaliser sa production, contrôle des flux, pas de soutien à la production locale (stable : 10 à 15 Mo de t). L’enjeu géopolitique est évident. La Chine ne peut acheter qu’à trois pays : USA, Brésil, Argentine. La Chine investit massivement en Amérique du Sud depuis les années 2010 : infrastructures : stockage, transport. Le soja devient un élément central de la rivalité sino-américaine.
Une transformation des paysages
Les surfaces consacrées au soja passent de 7,8 Mo d’ha en 1934 à 39 Mo au début des années 1990, plus de 138 Mo d’ha aujourd’hui.
La culture a donc connu une expansion très supérieure à celles des céréales, mais très localiséeGraphique de l’évolution des surfaces 1990-2024 pour les USA, le Brésil, l’Argentine, le Paraguay, la Chine et l’Inde – p. 55. Cette « sojatisation », selon l’expression de l’auteur, s’est faite grâce aux semences OGM en modifiant l’organisation sociale agricole en faveur de la grande exploitation industrialisée. On assiste à un bouleversement des écosystèmes sudaméricains comme le montre les exemples du Cerrado et du Gran Chaco.
Géographie et commerce du soja
L’auteur montre les grandes régions productrices : Midwest américain et bassin de la Plata. Il décrit les routes du sojacarte p. 79,selon la forme (tourteau, huile, graine, et le rôle des infrastructures dans l’organisation du commerce.
Ce marché est dominé par les multinationales semencières. Bayer/Monsanto, Cortesa Agriscience, Syngenta, BASF représentent 60 % du marché. En 1995, un nouveau groupe apparaît le chinois COFCO. D’autre part, la Chine a pris le contrôle de Syngenta pour mieux sécuriser les approvisionnements.
L’auteur évoque, à la fin du chapitre, l’émergence de nouveaux producteurs : Ukraine, Russie et quelques essais en Afrique (Nigeria, Ghana).
Les États-Unis, architectes de la puissance sojicole mondiale
Ce cinquième chapitre montre comment le soja occupe une place centrale dans l’histoire de l’agriculture américaine, mais aussi dans les ambitions géopolitiques.
L’auteur revient sur un siècle d’histoire de l’expansion de la culture. En permettant la production de protéines bon marchés, il est au cœur de la société de consommation.
Au plan international, il a une place importante dans les relations avec l’Europe post 1945, une Europe durablement déficitaire en protéagineux. Le soja est un levier de projection du modèle agro-alimentaire américain.
L’auteur revient sur la crise de 1973, évoquée au chapitre 2, et sur la montée en puissance de la production sudaméricaine. La présentation de la production actuelle montre une réelle puissance du MidwestCarte p. 110 renforcée par sa reconversion vers les agro-carburants.
Le Brésil
Si le soja est arrivé avec l’immigration japonaise à la fin du XIXe siècle, sa production industrielle est plus récente. Pourtant, dès le début du XXe siècle, sa culture a été favorisée pour occuper le territoire et pour contrôler les régions périphériques. Le plateau de São Paulo et le Paraná sont marqués par des infrastructures (routes, silos…) qui matérialisent la souveraineté brésilienne.
L’auteur analyse la géopolitique du soja au Brésil, dans les années 1960, avec la dictature militaire : du contrôle de l’espace à un outil de puissance agro-exportatrice
Reprise de l’exemple du Cerrado abordé au chapitre 3
Le Brésil, géant agricole, puissance exportatrice utilise le soja comme outil d’une projection d’influence sur ses voisinsColonisation transfrontalière au Paraguay et vers l’AfriqueDuplication du modèle du Cerrado au Mozambique.
L’argentine, une puissance entravée
Le soja s’est implanté dans la pampa, c’est alors une réémergence de l’Argentine, grenier du monde. En Argentine, 3e producteur et 3e exportateur, le soja va bouleverser les modes de production avec un système basé sur les semences OGM, l’utilisation du glyphosate et le semis direct.
L’auteur rappelle des débuts modestes dans les années 1920 et 1930, le bouleversement des années 1970 avec la politique volontariste de Perón. Le soja est vu comme au service de la souveraineté nationale, mais l’instabilité politique empêche le développement d’un instrument géopolitique.
Le tournant technique et organisationnel des années 1990, avec l’adoption du couple OGM-glyphosate, conduit à une véritable transformation des structures agricoles, à une financiarisation et une concentration foncière5 % des gros exploitants occupent 64 % des terres – des exploitations de 2 500 à 5 000 ha.
L’auteur analyse les limites de ce système : monoculture, uniformisation paysagère du « désert vert », déforestation du Gran Chaco, dépendance aux exportations. La production est dépendante des transformations avales valorisantes. L’Argentine, au plan géopolitique, passe d’une dépendance aux États-Unis à une dépendance à la Chine.
La Chine
Le pays a une longue vulnérabilité alimentaire. Après un survol de cette histoire et de la politique agricole depuis Mao, l’auteur analyse les conséquences de l’adhésion à l’OMC et les choix faits par la Chine : externalisation de la production, dépendance croissante mais assumée. Depuis 2019, les plans de soutiens à la production nationale ne seraient pas suffisants. Si la Chine importe massivement du soja pour nourrir ses porcs, elle maîtrise la chaîne en aval : infrastructures logistiques, financement par le contrôle des semences (Syngenta) et de la transformation (COFCO), encadrement de relations bilatérales fortes, diversification des fournisseurs (Russie, possiblement Mozambique, Asie Centrale).
L’UE ou l’éternelle quête de l’autonomie protéique
Avec 1 % de la production mondiale, l’Europe est un gros importateur. L’auteur montre une dépendance structurelle depuis 1945, construite à partir des accords internationaux et l’importation massive de soja américain. Après la crise de la vache folle, les importations se sont diversifiées, mais le soja joue un grand rôle dans la filière agro-alimentaire. L’UE tente de réguler par des normes (Pacte vert, FARM to FORK, législations OGM, déforestation), des ambitions, mais une inertie structurelleVoir les reculs sur le Pacte vert, Mercosur : résistance de la filière agricole…
Conclusion
« Le soja n’est pas appelé à disparaître, mais à être disputé. »
Un ouvrage passionnant qui devrait intéresser les enseignants de spécialité HGGSP ; un exemple sur lequel s’appuyer pour traiter l’analyse des dynamiques des puissances internationales.
Entretien avec l’auteur sur le site de la Société de Géographie


