Voltaire aurait consommé quotidiennement entre quarante et cinquante tasses d’un mélange de café et de chocolat, au point d’inquiéter son médecin. Cette anecdote illustre bien la place ambivalente du café au XVIIIᵉ siècle : déjà largement prisé par certaines élites, il reste néanmoins un produit encore craint, dont l’usage n’est pas totalement banalisé. Loin d’être un simple breuvage, le café cristallise alors des enjeux culturels, économiques et sociaux majeurs.
C’est cette trajectoire que retrace l’ouvrage Le café en France (XVIIᵉ–XIXᵉ siècles), dirigé par Bernard Michon et issu des journées d’études universitaires de 2021 et 2022 consacrées au café. L’ouvrage analyse conjointement les conditions de production, de commercialisation et de consommation, montrant comment le café s’impose progressivement comme un « produit-monde », témoin d’une première mondialisation européenne. Du moka éthiopien à l’arabica des plantations coloniales, de l’importation dans les ports français à la consommation quotidienne dans les salons et les cafés, le livre dévoile les circulations, échanges et transformations économiques et sociales qui façonnent l’histoire de cette boisson.
Structuré en trois parties, le livre propose une synthèse stimulante fondée sur des contributions de grande qualité. Les études dépassent le cadre national pour mettre en lumière interconnexions, échanges et dynamiques globales. Elles prennent la forme d’études de cas précises (espaces portuaires et leur arrière-pays, colonies ou figures individuelles) et s’appuient sur une riche documentation (cartes, tableaux statistiques, extraits de sources), offrant aux enseignants, du collège au lycée, des supports concrets pour aborder le développement de l’économie de plantation, des échanges atlantiques et de la traite, tout en initiant les élèves à une histoire connectée et mondiale.
L’étude des acteurs (planteurs, esclaves, négociants, épiciers, cafetiers ou consommateurs) éclaire la complexité des dynamiques coloniales et marchandes et révèle l’émergence d’une véritable culture du café. L’ouvrage rappelle enfin que la place centrale du café dans nos sociétés contemporaines n’est pas un acquis naturel, mais le fruit d’un long processus historique mêlant innovation, spéculation et appropriation culturelle.
Des origines à la diffusion dans les colonies françaises
Pour comprendre l’histoire du café, il est nécessaire de remonter à ses origines. Le café est probablement originaire de la région du Kaffa, au sud-ouest de l’Éthiopie. Vers le XIIᵉ siècle, les plants de café sont transportés en Arabie, mais ce n’est qu’au XVe siècle que l’archéologie atteste la culture caféière dans la région littorale du Yémen, autour du port de Moka.
La diffusion du café est alors rapide dans le monde musulman, notamment au sein de l’empire perse et de l’empire ottoman, où il devient une boisson populaire dans les cafés, lieux de sociabilité et d’échanges intellectuels. Le café arrive en Europe au XVIᵉ siècle, introduit par les grands ports marchands comme Venise ou Amsterdam, où il séduit rapidement les élites et s’installe dans les premiers cafés européens.
À partir de la fin du XVIIᵉ siècle, la culture du café se développe dans les colonies tropicales : elle débute à Ceylan (actuel Sri Lanka), puis au XVIIIᵉ siècle au Surinam. Dans les colonies françaises, l’acclimatation du café commence au début du XVIIIᵉ siècle sur l’île Bourbon (aujourd’hui La Réunion) et aux Antilles. Cette introduction est souvent attribuée au gouverneur Gabriel de Clieu, qui aurait réussi à transporter des plants depuis la France malgré de nombreuses difficultés. Le café devient rapidement une culture coloniale majeure, contribuant à l’économie et au commerce transatlantique.
La production de café dans les colonies françaises et ses acteurs
Cette première partie examine l’introduction du café dans les colonies françaises, l’organisation de sa production et son essor en comparaison avec d’autres cultures, notamment la canne à sucre, ainsi que les acteurs impliqués dans cette filière. Les articles mettent en lumière plusieurs dimensions :
Temporalités de l’expansion caféière : Le café connaît un essor notable à la fin du XVIIIᵉ siècle et au début du XIXᵉ siècle, avant de décliner progressivement dans les colonies françaises. L’article de Marie Hardy-Seguette montre que le développement de la culture caféière varie selon les colonies : il est plus précoce en Martinique qu’à l’île Bourbon, grâce à l’impulsion donnée par le pouvoir colonial et les propriétaires locaux. À l’île Bourbon, le monopole exercé par la Compagnie des Indes freine le développement de la culture. Par ailleurs, la crise politique et militaire à Saint-Domingue dans les années 1790 pousse de nombreux planteurs havrais à se replier sur la Martinique et la Guadeloupe.
Géographie environnementale de la culture caféière : L’implantation des habitations caféières privilégie les mornes et les grands fonds, tandis que les plaines fertiles sont déjà occupées par de grandes plantations sucrières. Philippe Hrodej souligne ce point dans son analyse de Saint-Domingue, mettant en évidence la complémentarité mais aussi la hiérarchie spatiale entre les cultures. Les contributeurs soulignent unanimement que la culture intensive du café entraîne un épuisement progressif des sols, posant des enjeux écologiques notables dans les zones de production.
La culture du café sur l’île Bourbon, Patu de Rosemont, début du XIXe siècle, aquarelle. Musée national de l’Histoire de l’immigration, Palais de la Porte Dorée, Paris. © Wikimedia Commons
Comparaison avec la culture sucrière : La culture du café présente une complémentarité spatiale avec celle du sucre, mais elle reste une activité secondaire et moins lucrative. Christian Schnakenbourg note que, bien que le nombre d’habitations caféières soit plus important que celui des sucrières, ces dernières sont plus étendues, disposent d’une main-d’œuvre plus nombreuse et bénéficient d’une valorisation économique supérieure. Ainsi, le café constitue une culture secondaire mais significative.
Les acteurs de la culture caféière :
- Propriétaires blancs : Contrairement aux planteurs de sucre, ils ne s’enrichissent généralement pas et appartiennent à une classe moyenne, comme le montre Frédéric Régent dans son étude sur la Guadeloupe. Certaines familles investissent dans le café dans l’espoir d’une ascension sociale ; Eric Saunier analyse ainsi l’exemple de l’habitation havraise du Heleu, exploitée par la famille Boivin.
- Libres de couleur : Quelques libres de couleur dirigent également de petites habitations. Selon Frédéric Régent, « le dynamisme économique des libres de couleur s’explique aussi par le fait qu’ils ont moins de dépenses ostentatoires que les Blancs et investissent davantage dans la réussite économique que dans le prestige social ».
- Les esclaves : La culture du café nécessite une main-d’œuvre nombreuse, contribuant ainsi à l’accélération de la traite atlantique.
Traces et mémoire de la culture caféière : Jean-Christophe Temdaoui s’intéresse à la petite habitation caféière du capitaine Georgeon à Saint-Domingue, illustrant comment, sous la Restauration, la mémoire du café devient un enjeu de patrimoine familial pour les héritiers et une question socialement vive chez les anciens colons dans les années 1820-1830. Ombeline Gauvin étudie le domaine de Maison-Rouge à Saint-Louis (Réunion), tandis que Patricia Beauchamp-Afadé et Bernard Michon s’intéressent à l’habitation caféière La Grivelière à Vieux-Habitants (Guadeloupe), témoignant de la valorisation contemporaine de cette culture dans le patrimoine local.
L’introduction et commercialisation du café en France métropolitaine et en Europe
Cette partie se concentre sur le transport des marchandises vers la France et l’Europe ainsi que sur les réseaux de diffusion du café, en s’intéressant particulièrement aux milieux négociants des grands ports métropolitains. Elle s’appuie sur des sources variées, comme celles du domaine d’Occident, institution royale de l’Ancien Régime, qui permettent de retracer les arrivées de café en France métropolitaine, comme l’illustre l’article de Rony Demazeau.
Hiérarchie des ports d’entrée du café en France et en Europe : Gilbert Buti souligne l’importance de Marseille comme plaque tournante, avec l’arrivée du café moka dès 1644, et fournit de nombreuses données chiffrées. Quatre grands ports coloniaux jouent un rôle central dans l’importation du café : Bordeaux, Nantes, Marseille et Le Havre-Rouen. Cette hiérarchie évolue avec le temps : Bordeaux domine initialement, tandis qu’au XIXᵉ siècle, Le Havre s’impose comme port majeur.
Évolution du marché du café : À l’origine dominé par le café moka, le marché se recomposition après 1730 avec l’ouverture aux cafés originaires des Antilles, devenus « supports de nouvelles spéculations ». À la veille de la Révolution française, 60 % du café consommé en Europe provenait de Saint-Domingue. Pour Christian Schnakenbourg, il s’agit d’un marché « jeune, donc fragile et spéculatif ». Comme pour d’autres denrées tropicales, le point nodal des échanges intra-européens se situe à la Bourse d’Amsterdam, dont les cours reflètent la mondialisation de la consommation.
Réexportation du café vers le reste de l’Europe : Les ports d’arrivée jouent également un rôle clé dans la redistribution du café : Bordeaux réexporte jusqu’à 85 % de son café, voire davantage, selon Schnakenbourg. Le port de Lorient, étudié par Hiroyasu Kimizuka, bénéficie d’un monopole théorique depuis 1736 sur la réception et la vente du café Bourbon, au titre du privilège de la Compagnie des Indes, dont le siège est à Lorient. Schnakenbourg distingue trois grands ensembles géographiques de débouchés :
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Les pays d’Europe centrale et septentrionale (Empire, Nord et Baltique)
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Les ports de la Hanse et des Provinces-Unies, notamment Amsterdam et Hambourg
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Les pays méditerranéens approvisionnés depuis Marseille
Luca Lo Basso, à partir de sources sanitaires, douanières et privées, montre la nette domination du café français, surtout en provenance de Marseille, dans le port de Gênes au XVIIIᵉ siècle. Si l’Italie n’est pas encore une véritable « patrie du café », sa consommation progresse surtout dans les milieux urbains. Les liens politiques entre le royaume de France et la république de Gênes ont favorisé ce commerce, principalement à partir des Antilles françaises, et de Saint-Domingue en particulier. Avec les troubles survenus à Saint-Domingue, les sources d’approvisionnement évoluent vers l’Amérique centrale et le Venezuela.
Les acteurs du commerce : Une évidence est soulignée : le rôle des négociants est central. Vanessa Olry propose une réévaluation du rôle des femmes, et notamment des veuves, dans le commerce du café à Nantes. Le tableau de Marguerite Deubroucq et de son époux illustre l’intérêt des femmes pour le négoce, même si elles semblent parfois reléguées au rôle d’observatrices. L’exemple de la veuve Exaudy montre que la féminisation du commerce s’accentue lorsque l’on descend dans l’échelle sociale, du grand négoce vers le négoce moyen et la gestion de la marchandise.
Portrait de Marguerite Deurbroucq par Pierre-Bernard Morlot, Marguerite Deurbroucq, Musée d’histoire de Nantes
La diffusion et la consommation du café en France métropolitaine
Tout d’abord, afin de débuter cette troisième et dernière partie, Yann Lignereux revient sur la venue en France de Soliman Aga, l’envoyé du sultan Mehmed IV, en 1669. Lors de son séjour à Paris, il organise des réceptions luxueuses où il propose à ses convives nobles du café sucré, soulignant ainsi que cette boisson était alors réservée aux élites.
Par la suite, l’ouvrage s’intéresse à la croissance de la consommation du café en France métropolitaine et à ses différentes dimensions : géographique, des villes aux campagnes ; sociale, des élites vers les milieux populaires ; et culturelle, avec l’émergence d’une véritable « civilisation du café ». Deux aspects essentiels sont abordés :
Les acteurs de la diffusion du café :
- Les épiciers jouent un rôle majeur dans la démocratisation du café. David Audibert montre que leur nombre augmente à Nantes, Angers et Le Mans, et que la plupart vendent du café dans leur boutique. Pour la Bretagne, Skaerenn Scuillet précise que « boire du café dans les années 1760 constitue un fait essentiellement urbain, réservé aux grandes villes de la province, avant qu’un processus de démocratisation n’intervienne dans les années 1770-1780 ». En revanche, aucune révolution de la consommation ne se produit dans les campagnes à cette époque.
- Les cafetiers sont spécialisés dans la préparation de boissons exotiques, le café en tête, qui nécessite des savoirs et savoir-faire spécialisés. Ceux-ci donnent naissance à des débits de café à Paris, mais aussi dans les villes de province, en particulier dans les villes portuaires. Erick Noël évoque ainsi le café Procope, ouvert par le Sicilien Francesco Procopio dei Coltelli, mais aussi le plus populaire « Ramponneau », situé aux portes de la capitale.
Le progrès de la consommation domestique de café : Caroline Le Mao étudie la diffusion du café à l’échelle provinciale, montrant sa progression depuis le port de Bordeaux vers les villes secondaires de Guyenne et même vers les campagnes reculées. Les élites (magistrats du Parlement de Bordeaux et clergé) sont les premières consommatrices, puis la consommation se diffuse progressivement par percolation sociale et géographique. Plusieurs mécanismes favorisent ce mouvement : le contexte urbain, qui privilégie la consommation dans les lieux publics, et le phénomène de double résidence, qui facilite l’extension de la pratique vers le reste de l’Aquitaine. Un constat similaire est observé dans la campagne picarde, notamment dans le Santerre, selon l’étude d’Hervé Bennezon. La présence d’objets nécessaires à la consommation de café chez les particuliers constitue un indice supplémentaire de sa démocratisation. Brigitte Nicolas, s’appuyant sur la riche collection du Musée de la Compagnie des Indes de Lorient, souligne l’importance des rituels créés autour du service du café : tasses, verseuses, services en porcelaine de Chine et plateaux vernis traduisent le raffinement de cette pratique. Enfin, Matthieu Brejon de Lavergnée, en étudiant les monographies de familles ouvrières du XIXᵉ siècle, met en évidence l’invention d’un régime moderne de consommation de café dans les milieux populaires, notamment sous la forme d’une consommation matinale et hors domicile.
Cabaret vernis de douze tasses en porcelaine de Chine, vers 1770-1780, Musée de la Compagnie des Indes – Ville de Lorient
En conclusion, cet ouvrage offre une analyse brillante et passionnante de l’histoire du café entre la fin du XVIIe s. et le XIXe s., montrant avec rigueur et finesse comment cette boisson s’est imposée comme un véritable phénomène culturel, économique et social. La richesse des sources, la clarté des synthèses et la qualité des études de cas en font une référence incontournable pour comprendre la diffusion mondiale du café et son rôle dans la formation de nos sociétés. C’est un travail stimulant qui éclaire avec éclat l’histoire connectée et vivante du café.





