L’adaptation d’une thèse

La construction de la géopolitique comme discipline s’inscrit dans les échanges scientifiques et les transferts culturels qui ont eu lieu de part et d’autres de l’Atlantique au début du XXe siècle. En 2019, la thèse de doctorat soutenue par l’historien Florian Louis« la science de l’ennemi. La réception de la Geopolitk en France, au Royaume-Uni et aux États-Unis (années 1920-années 1950) ».dressait un panorama de l’histoire de cette discipline souvent fantasmée ou considérée comme l’un des supports scientifiques des conquêtes nazies. L’adaptation de cette thèse par les Presses Universitaires de France permet désormais au grand public éclairé d’en apprécier l’originalité et la justesse. Le titre s’inspire de celui du livre publié en 1835 par l’écrivain français Alexis de Tocqueville, « de la démocratie en Amérique ».

En près de 400 pages, l’historien caractérisent les « formations et les circulations transatlantiques des savoirs géopolitiques » (page 15). Annoncé à la page suivante, son objectif est de comprendre le rôle des géopoliticiens allemands dans la justification politique des conquêtes nazies et de voir comment ces travaux ont été repris puis adaptés par les savants États-Unis dans le cadre de la Guerre froide.   A partir de cet exemple de transferts culturels, Florian Louis cherche à faire le point sur « la co-construction par hybridation d’un concept en perpétuelle mutation car en perpétuel déplacement » (page 18). La tâche était ardue.

« De la géopolitique en Amérique » s’appuie sur la consultation d’une masse impressionnante d’archives aux États-Unis, en France et au Royaume-Uni. Les correspondances privées, les livres, les articles scientifiques et les journaux permettent de comprendre la création et la réception des analyses au sein de la communauté scientifique (politistes, géographes, historien) et des responsables politiques. Par exemple, le géographe George T. Renner fait scandale en proposant un redécoupage de l’Europe dans un article de la revue Collier’s en 1942.

Dans la nouvelle Europe imaginée par Renner, cohabiteraient ainsi :

  • une « Union fennoscandique » réunissant l’Islande, la Norvège, le Danemark, la Suède, la Finlande et l’Estonie : « tous partagent une culture similaire et ont parfois bénéficié d’une union l’un avec l’autre » ;
  • Un Etat des Slaves de l’Ouest ou « Tchéco-Pologne », union qui, à en croire Renner, « a déjà été envisagée par les gouvernements en exil tchèque et polonais ». Il juge également souhaitable d’y adjoindre la Lituanie pour donner à l’ensemble une ouverture maritime ;
  • Une Union balkanique incluant la Grèce et une large partie de la future Yougoslavie.
  • Une Union soviétique qui se verrait accorder en contrepartie de la perte de la Finlande un débouché maritime sur la Baltique dans le golfe de Riga et un autre au sud dans les Dardanelles ;
  • Une Italie incluant une partie de la Suisse, la Dalmatie, la Corse et Nice, et se prolongeant jusqu’en Tunisie :
  • une France ouvrant sur l’Algérie et « incluant tous les francophones d’Europe » donc étendue à la Wallonie, mais amputée de l’Alsace ;
  • Une Union ibérique fusionnant Espagne et Portugal et ouvrant sur le Maroc :
  • Des États « germano-magyars » réunissant tous les peuples germanophones d’Europe (donc des portions des anciennes France, Suisse, Tchécoslovaquie, Roumanie ou Pologne) et leur « vieil allié » hongrois auquel serait néanmoins reconnue une « autonomie culturelle » ;
  • Un « Commonwealth britannico-hollandais » s’étendant de part et d’autre de la mer du Nord et ouvrant sur le grand large atlantique.

De la géopolitique en Amérique, Florian Louis, PUF, 2023, pages 173-175.

Le démembrement proposé de la Suisse et du Portugal est fortement critiqué. Recevant de nombreux courriers de protestation, l’éditeur de Renner rejettent les accusations d’une prétendue origine autrichienne de Renner et lui assure son soutien face aux critiques publiques (Walter Lippmann, Dorothy Thompson, Sigmund Neumann, Jean Piccard, Willem Jacob Luyten, Isaiah Bowman). Le Français Jean Gottmann, véritable passeur entre les Etats-Unis et la France, n’émettra que des critiques dans des correspondances privées. L’étude de cette publication, puis de sa réception n’est que l’un des très nombreux exemples de ce manuel particulièrement agréable à lire en raison des nombreuses sources traduites et retranscrites.

Cette synthèse, particulièrement dense et préciseUne toute petite erreur de date a été repérée à la page 68 à propos d’Hermann Rauschning, est un jalon important dans la réévaluation du poids des travaux de Karl Haushofer au sein de la discipline, des influences et des emprunts, en partie instrumentalisée par les cadres de l’Allemagne nazie pour justifier des conquêtes territoriales. Les enseignants de spécialité (première et terminale) trouveront de nombreux extraits d’archives et d’ouvrages initialement publiés en allemand ou en anglais pour traiter en classe de la puissance, de la connaissance, de la guerre et des transferts culturels.

Pour aller plus loin :

  • Présentation de l’éditeur -> Lien

 

Antoine BARONNET @ Clionautes