Ce livre résulte d’un pari : tenir le cap de la recherche scientifique tout en admettant que des réponses plus sommaires sont nécessaires pour contribuer au débat public et éclairer les choix stratégiques de tant d’acteurs soumis à la pression de cette tyrannie du retard. Dominique Boullier, sociologue et auteur précédemment de « Sociologie du numérique », livre donc une analyse très étayée du paysage numérique actuel.

Diagnostic

Trois centres d’intérêt sont au coeur des analyses sur une déshumanisation en cours. Les plateformes qui sont déployées, les systèmes d’intelligence artificielle générative qui sont en fait dégénérées, les réseaux sociaux qui entrainent une dépression. La machine régressive qui s’est mise en place affecte quatre dimensions de nos compétences humaines : la spéculation financière des plateformes remplace la production industrielle, le probabilisme statistique se substitue au sens porteur de références, la grégarité virale a éclipsé les collectifs instituants. Enfin, l’immédiateté pulsionnelle a pris le pas sur la construction différée du désir et du droit.

Déployées : de la toute-puissance technologique au pouvoir politique des gafam

Chaque époque industrielle a eu son lot de «  Big » entreprises mais on peut distinguer quatre propriétés qui différencient ce que nous vivons actuellement des époques précédentes au point de nous changer : réseaux, plateformes, monopoles et attaques contre l’Etat de droit. Le réseau tout d’abord avec Amazon, Google ou Facebook. La topologie du réseau des serveurs devient désormais centralisée par les machines d’Amazon Web Services. Google est passé du statut de fournisseur de service à celui de prescripteur de contenus. Il vend les traces d’activité de tous les internautes à son unique profit. L’auteur insiste sur la domination du plateformisme. Microsoft et Apple apparaissent déjà comme des plateformes d’une autre époque. Avec X, la plateformisation ne peut être détachée d’un projet politique libertarien anti-étatique très offensif. Les monopoles comme visée quand on pense que Google est LE moteur de recherches ou Amazon LA plateforme d’achat en ligne. Le programme n’est pas seulement anti-administration et anti-régulation : il est contre l’Etat de droit. La déshumanisation provoquée par les plateformes provient de leur déterritorialisation.

Dégénérée : l’IA générative, statistiques sans frein

Les discours sur l’IA servent à faire peur ou, au contraire, à promouvoir des investissements. Ne nous y trompons pas : les plateformes étatsuniennes propagent ces contes à dormir debout pour encourager l’Europe à l’impuissance, à la cession de ses moyens d’agir. Le coup de force de ChatGPT a provoqué une sidération puis un suivisme et enfin une agitation en forme de tunnel cognitif comme dans toute «  tyrannie du retard ». L’IA générative ne serait rien sans le travail d’annotation effectué par des « tacherons du clic ». Des produits immatures sont mis sur le marché pour prendre position. La moyennisation réalisée par les IA élimine toutes les valeurs extrêmes, ces queues de courbes qui ont pourtant leur pertinence. Il est temps de faire reconnaitre la place essentielle de l’expertise humaine. Pour l’IA, il n’y a que des validations statistiques qui n’ont aucun rapport avec le monde. Il y a des visions du monde qui forment pourtant une civilisation. La justification de la nouveauté ne tient pas et ne tiendrait pas pour un véhicule, un médicament ou un aliment. L’extension sans contrôle du principe du compagnon IA, au motif de son immédiateté et du confort d’expérience utilisateur, implique des risques d’emprise déjà observés.

Régressif : le choc civilisationnel

Si les réseaux sociaux nous déshumanisent, ce n’est pas parce que leurs dirigeants soutiennent Trump, c’est avant tout dans l’intérêt immédiat de leurs entreprises. Ce qui les motive, c’est la préservation de leur modèle d’affaires et l’objectif monopoliste qui est au coeur de leur culture. Dans les années 2010, le libéralisme économique assumé ainsi que la liberté d’expression, appartenaient au camp démocrate. L’objectif numéro un est la prédation des données. On ne peut que constater qu’il y a eu dix ans de laisser-faire. L’exigence de «  liberté d’innover » s’est révélée travestir une revendication de zone de non-droit dans tous les domaines. La toute puissance des plateformes s’appuie sur leur régime publicitaire. Il convient d’éduquer les utilisateurs. Il faut indiquer les voies de l’éducation à l’autocontrôle face à un système technique et commercial tout entier conçu pour lui ôter tout esprit de contrôle et de délibération. Dominique Boullier montre ensuite ce que fait la viralité à l’attention collective. Il existe deux régimes d’attention mobilisés par les plateformes, la fidélité et l’alerte, qui sont souvent contradictoires mais qui sont toutes deux amplifiés par la conception des systèmes pour favoriser la réactivité et donc la viralité. L’auteur propose de considérer les plateformes en y appliquant des éléments de méthode de l’épidémiologie. Les 3 « v » favorables à la viralité sont le volume, la variété et la vélocité. Il appelle aussi à refonder l’architecture médiatique en distinguant ce que sont devenues exactement les plateformes. Certaines sont devenues des médias.

En conclusion, Dominique Boullier a cette formule : le sens dégénère en virtualités statistiques, le produit dégénère aussi en virtualités statistiques, le groupe social dégénère encore en virtualités statistiques et le droit dégénère enfin en virtualités statistiques. L’apprentissage est par ailleurs durablement affecté par l’absence d’entrainement des capacités cognitives de raisonnement et de mémoire dès lors qu’on met des LLM à disposition. Cependant, il existe des services numériques qui contribuent à la construction d’un monde commun, au respect du droit et à la valorisation des contributions pour la connaissance. Loin de se satisfaire de la situation actuelle, le sociologue réussit à la fois à analyser presque en direct ce qui se passe et incite tout à chacun à faire ses choix.