Un constat accablant, un verdict sans appel
En guise d’introduction, le réalisateur consacre les premières minutes de son documentaire à dresser un constat accablant et poser le paradoxe de l’inégale répartition des richesses sur la planète. Par une succession d’images contrastées, de l’étendue spatiale de Los Angeles aux favelas de Sao Paulo en passant par Paris, ainsi qu’une austérité de tonOn fait ici référence à la voix laconique de Charles Berling. et de musique, Philippe Diaz souhaite interpeller frontalement le spectateur en posant d’entrée le paradoxe économique et géographique suivant : « Dans un monde avec tant de richesses, avec ses villes modernes pleines de ressources, comment peut-il y avoir une telle pauvreté ? »
Amartya Sen Amartya Sen est un économiste indien qui a reçu le « prix nobel » d’économie en 1998 pour ses divers travaux portant sur les questions de développement, de pauvreté et de famine. Ses travaux sont à l’origine de la création de l’IDH. Il est également le premier économiste du Tiers Monde récompensé par un prix international. est le premier à être convoqué à la barre des témoins pour souligner le paradoxe économique actuel entre les ressources, les moyens techniques et sanitaires dont disposent les êtres humains et la privation de ces moyens pour des milliards de personnes.
John PerkinsJohn Perkins est un économiste américain engagé et ancien consultant. Il ne cesse de dénoncer l’assujettissement des pays du Tiers Monde aux pays riches et aux instances internationales par le biais de l’endettement. confirme l’acte d’accusation en soulignant les dysfonctionnements du système économique actuel qui ne parvient pas à distribuer et répartir ces ressources de manière équilibrée à l’échelle de la planète. Selon lui, le verdict est sans appel, ce système est un échec total.
L’introduction débouche enfin sur la problématique du documentaire : « Où devons-nous regarder pour comprendre où tout a commencé ? Où certains devinrent riches et d’autres pauvres ? »
Les causes de la pauvreté dans le monde, le colonialisme sur le banc des accusés
Eric Toussaint, fondateur du Comité pour l’abolition de la dette du Tiers monde, est catégorique, la date clé, la genèse de la pauvreté à l’échelle mondiale est 1492. D’après lui, les origines de la pauvreté sont à rechercher dans le « capitalisme colonial » qui a mis en connexion l’ensemble des continents sous la domination des Européens.
La colonisation s’est accompagnée d’une violence aux multiples visages, physique, culturelle et surtout économique avec l’appropriation des terres et ressources du Nouveau Monde. Cette confiscation des terres aurait contribué à détruire les économies locales alors fondées en grande partie sur les biens communs. Lors de la colonisation, ce sont donc deux visions de la propriété qui se sont affrontées, la propriété privée et la propriété collective. Cette conception de la propriété aurait également maintenu les indigènes dans une position d’esclavage grâce au système latifundiaire jugé improductif car extensif et privant ainsi les indigènes d’une agriculture vivrière indispensable.
Ce pillage colonial, qui aurait permis de rapporter en Europe 16 millions de kilos d’argent en Espagne entre 1503 et 1660 soit trois fois les réserves européennes d’alors, serait à l’origine du financement de l’industrialisation de l’Europe.
C’est un des fils rouges du documentaire, l’Europe, puis les pays dits du Nord auraient financé leur économie grâce aux ressources des pays du Sud, et ce, sans contreparties.
On notera également la réflexion intéressante sur la « colonisation mentale », celle de l’imaginaire, du religieux celle qui modifie la conception du temps et de l’espace propres aux sociétés indigènes et qui ont contribué à la perte de sens de l’existence pour ces indigènes et ont ainsi facilité leur asservissement.
Le monde d’aujourd’hui serait encore façonné par cette expropriation foncière, les grands propriétaires terriens et les multinationales auraient remplacé les Conquistadors.
Aujourd’hui, le capitalisme selon Washington ou les habits neufs du colonialisme
Le deuxième argument force du documentaire est ensuite de montrer la continuité du colonialisme, l’héritage qu’il laisse sous la forme de la dépendance imposée par les pays de la Triade aux pays du Sud par le biais du système capitaliste déréglementé.
Cette dépendance économique fait implicitement référence à la division internationale du travail qui maintient les pays du Sud dans des économies limitées à l’extraction et à la production de ressources nécessaires aux économies diversifiées des pays du nord. On retrouve ici la spécialisation des économies expliquée par la théorie des avantages comparatifs de Ricardo qui n’est pas évoquée dans le documentaire. L’explication est ici exclusivement historique et l’exploitation, la spoliation deviennent les uniques moteurs de l’histoire à l’échelle mondiale.
Les experts économiques convoqués, au premier rang desquels, Joseph StiglitzJoseph Stiglitz fut le numéro 2 de la Banque Mondiale dont il démissionna avec éclat en 2000 et prix Nobel d’économie en 2001. Il appartient au courant de pensée économique des « nouveaux keynésiens » qui affirment la rigidité des marchés, c’est-à-dire le non ajustement immédiat entre offre et demande. se retrouvent pour dénoncer à l’unisson, dans une partition « réglée comme du papier à musique », le capitalisme déréglementé des années 80 incarné par le consensus de Washington.
Le consensus de Washington du nom de la ville où tout se décide entre la 15ème Avenue (Trésorerie Nationale des Etats-Unis) et la 19ème Avenue (FMI, la Banque Mondiale étant à la 18ème) est un ensemble de mesures économiques d’inspiration libérale préconisées par ces institutions aux pays d’Amérique Latine à la fin des années 80 pour tenter de résoudre leur endettement abyssal : orthodoxie budgétaire, développement des exportations et ouverture au commerce extérieur par la réduction des barrières douanières.
Ce consensus est critiqué dans ce documentaire par Stiglitz comme n’ayant pas répondu aux promesses de croissance et aurait renforcé la dépendance technologique, financière et alimentaire à l’égard des pays du Nord.
Ce consensus a été d’autant plus accepté par les pays en difficultés qu’ils étaient hyper-endettés vis-à-vis de la Banque Mondiale. C’est également la dépendance financière qui est ici dénoncée. Les indépendances politiques n’ont pas entraîné d’indépendance financière et économique car les dettes n’ont pas été effacées.
Pire, ces mesures d’ouverture à la concurrence mondiale et de désendettement des Etats, les ont conduits à se désengager des services publics et à les abandonner à des FMN de la Triade, entraînant ainsi la privatisation des ressources et de graves crises sanitaires et politiques comme en a témoigné la crise de l’eau en Bolivie en janvier 2000En janvier 2000, en Bolivie, le prix de l’eau fut multiplié par deux et trois à cause de sa privatisation au profit de la société américaine Bechtel à Cochabamba, mais aussi de la Lyonnaise des eaux à La Paz (en 2005). Les deux sociétés ont dû renoncer à leur contrat devant la révolte des populations locales, sachant que même l’eau de pluie était concernée par cette privatisation. Bechtel poursuit actuellement la Bolivie devant le tribunal de l’OMC pour perte de profits..
Le nerf de la pauvreté, le contrôle des ressources naturelles par les pays du Nord
Le documentaire prend un tour politique plus marqué lorsque les experts relisent les crises internationales de la Guerre froide à la lumière du contrôle des ressources naturelles.
En effet, d’après eux, ce contrôle des ressources présente dans les pays du Sud reste la condition sine qua non de la domination des pays de la Triade sur le reste du monde. Les experts interviewés n’hésitent pas à dénoncer les moyens employés par les pays du Nord pour s’emparer de ces ressources nécessaires au fonctionnement du capitalisme mondialisé : de l’expropriation des paysans kenyans à l’invasion récente de l’Irak en passant par les coups d’Etat orchestrés en Amérique Latine par la CIA, tous pointent l’usage de la violence et de la dictature aux services de FMN comme United Fruit Compagny au Guatemala en 1954 ou de l’International Téléphone and Telegraph dans le Chili d’Allende, ou encore de sociétés minières ou pétrolières britanniques ou américaines en Irak.
Ainsi les experts se rejoignent également pour conclure à la corrélation entre crime et partage inégal des richesses, la pauvreté engendrant, selon eux, rancunes et violences. Les sociétés les plus violentes n’étant pas les plus pauvres mais celles dans lesquelles le partage des richesses est le plus inéquitable.
Derrière cette affirmation, se dissimule un avertissement à la communauté internationale, le partage équitable des richesses, à l’échelle nationale comme mondiale, constitue le fondement principal du maintien de la paix dans le monde.
Les solutions : un plaidoyer pour l’effacement de la dette et la réappropriation des ressources
Dans une dernière partie, le réalisateur tente de proposer des solutions pour remédier aux dysfonctionnements du système capitaliste dans la redistribution des richesses. Cinq mesures sont alors évoquées par le biais du commentaire ou des experts : effacer la dette des pays du Sud, changer le système des impôts en le faisant peser sur la propriété foncière et non les hommes, effectuer une redistribution des terres au profit des collectivités locales et stopper la privatisation des ressources naturelles. C’est une nouvelle conception de la propriété qui devrait être mise en avant autour de la notion de biens communs.
On retrouve enfin une recommandation aux pays du Nord, la décroissanceLa décroissance est un ensemble d’idées popularisé dans les années 70 prônant la limitation de la production et de la consommation afin de réduire l’empreinte écologique des activités humaines.Il est évoqué ici par l’économiste français Serge Latouche, un des principaux chantres du concept. , trahissant ainsi les convictions altermondialistes du réalisateur… Le terme même « d’acroissance » est évoqué signifiant la sortie de la religion de la croissance
Philippe Diaz ainsi que les experts consultés concluent leurs analyses en affirmant que ce sont les pays pauvres qui ont financé, depuis l’époque coloniale, la croissance et le train de vie des pays riches
La réalisation du documentaire, entre raison et émotions, ou du bon usage du logos et du pathosSelon la terminologie esquissée par Roland Barthes.
Le réalisateur joue habilement ici sur les deux leviers que sont la raison et l’émotion ; en convoquant d’une part l’avis d’experts mondialement reconnus et, en suscitant d’autre part l’empathie voire l’indignation chez le spectateur.
De plus, le documentaire est scandé par des panneaux constitués d’une phrase mettant en scène des statistiques comparatives dans le but de renforcer le caractère scientifique du documentaire mais aussi de susciter une prise de conscience sur l’ampleur des inégalités économiques dans le monde.
L’atout de ce documentaire réside véritablement dans la parole offerte aux « sans voix », à ces victimes de la pauvreté qu’elles soient celles de paysans pauvres ou expropriés au Kenya ou résidantes des bidonvilles d’Amérique Latine. Ces témoignages, filmés sobrement avec respect et dignité, donnent de la chair aux commentaires et statistiques assénés avec une certaine violence aux spectateurs pris comme témoins de ces drames humains.
Le documentaire n’est pas exempt de longueurs, faites pour asséner le même message. Ces longueurs peuvent aussi être justifiées par le souci de montrer diverses situations par un aller-retour constant entre pays d’Amérique Latine et d’Afrique subsaharienne.
Conclusion : un argumentaire implacable au détriment de la pédagogie
L’utilisation d’un tel documentaire en classe semble périlleuse et on aura du mal à en percevoir les bénéfices possibles.
Périlleuse car les images, les commentaires, les chiffres et les avis des experts convoqués ne laissent aucune place à la nuance et à la contradiction, ce qui n’est pas sans poser un sérieux problème intellectuel. On pourra cependant convoquer en classe de Terminale, à titre d’illustration mais aussi de réflexion, du cours sur la mondialisation en géographie, les témoignages des paysans du Kenya ou de Tanzanie ainsi que ceux des habitants des favelas ou barrios d’Amérique Latine. On pourra se servir également de l’extrait évoquant la crise de l’eau en Bolivie pour illustrer le programme de géographie de seconde, par exemple. Même au-delà de l’espace de la classe, le spectateur devra être bien armé pour ne pas tomber dans l’engrenage implacable de l’argumentaire dénonçant le colonialisme puis l’impérialisme de l’homme blanc.
Jean-Jacques Beinex, producteur du film a créé un site à l’occasion : http://www.lafindelapauvrete.com/presse.html
On y consultera entre autres les critiques rassemblées de différents journaux… Mais bizarrement, des critiques toutes élogieuses…
Quelques phrases statistiques rythmant les séquences du documentaire :
-1% des plus riches possèdent 32% des richesses de la planète
-20% de la population utilisent 80% des ressources et génèrent 60 % de la pollution
-Le fossé entre les pays le splus riches et les pays les plus pauvres était de
3 pour 1 en 1820, 35 pour 1 en 1950 et de 74 pour 1 en 1990
-En Amérique Latine, les 1% les plus riches de la population ont 400 fois plus de revenus que les 1% les plus pauvres
-Si tout le monde vivait comme les Américains, il faudrait six planètes
-16 000 enfants meurent chaque jour de faim ou de maladies liées à la faim