Si nous choisissons de présenter ensemble ces deux ouvrages, c’est parce qu’ils s’inscrivent dans une démarche de redécouverte de l’histoire de la seconde guerre mondiale, un sujet pourtant largement balayé depuis plusieurs décennies, qui ne se limite pas à donner des détails supplémentaires sur les champs de bataille, mais à resituer le conflit dans une perspective plus globale.
Le premier de ces ouvrages, la deuxième guerre mondiale de John Keegan a été publié pour la première fois à Londres en 1989. On retrouve ici ce qui avait déjà séduit lors de la publication par le même auteur, de « la première guerre mondiale », à savoir cette aptitude des historiens britanniques à traiter simultanément des grandes questions stratégiques et du détail des opérations militaires sur le terrain. Par ailleurs, ces grandes questions stratégiques ne se limitent pas au simple volet militaire de la question, mais envisagent les lignes de force politique et sociale de l’affrontement.
La première partie est consacrée à la guerre à l’ouest, entre 1000 940 943 avec un rappel très précieux du triomphe de la guerre éclair, menée par les Allemands au détriment des Polonais, des néerlandais et des Français mais également des soviétiques avec l’opération Barbarossa. La guerre aérienne et la bataille d’Angleterre sont examinées dans le détail et notamment le rappel d’une théorie globale sur la stratégie aérienne injustement méconnue, celle de Giulio Douhet, présenté comme le théoricien de la force aérienne. Ce visionnaire avait envisagé la logique de la force de frappe qui devait prévaloir ensuite avec le développement de l’arme nucléaire. Il est l’inventeur en fait du bombardement stratégique que les Allemands n’avaient pas véritablement théorisé, y compris pendant la guerre d’Espagne. La volonté de Goering de mettre à genoux l’Angleterre au printemps 1940, uniquement avec l’aviation, n’a pu se réaliser en raison du caractère sans doute improvisé des missions que le Luftwaffe devait remplir.
Dans la partie consacrée à la logistique de la guerre, l’auteur revient sur les motivations des puissances engagées. La France comme l’Italie, sans doute très performants du point de vue technique, n’avait pas encore franchi le seuil de l’industrie de masse, capable de fournir en grande quantité le matériel nécessaire au champ de bataille moderne.
La partie consacrée à la guerre sous-marine est extrêmement éclairante, et Churchill, à la tête d’un pays surpeuplé qui dépendait très largement des importations de produits alimentaires, avait toutes les raisons de craindre l’asphyxie économique que les sous-mariniers allemands auraient pu causer si les alliés n’avaient pas disposé rapidement du sonar et de l’organisation en convois de leur approvisionnement. L’auteur étudie également dans le détail les tactiques des sous-mariniers allemands, et notamment celle de la meute des loups qui ont infligé aux alliés des pertes considérables jusqu’en 1943
L’importance de cette histoire de la Deuxième Guerre mondiale, à la fois chronologique et thématique, réside donc dans la narration des faits de guerre, mais plus encore dans la manière dont John Keegan – historien britannique de grande notoriété – embrasse et explique à la fois la préparation (ou l’impréparation), l’évolution et le dénouement du conflit à différents niveaux, tous indissociables : gouvernements, états-majors, combattants, populations, armement, économie. Chaque phase de la guerre est éclairée par une vue d’ensemble de la stratégie globale des Alliés et de l’Axe, puis une analyse détaillée des dilemnes tactiques auxquels sont confrontés, face aux réalités, les principaux belligérants, complétée par un examen approfondi de leur caractère et de leurs motivations, de leurs espoirs ou de leurs illusions. C’est bien un travail de synthèse d’une grande richesse, qui permet de découvrir encore bien des aspects parfois méconnus du second conflit mondial que chaque professeur d’histoire se doit de posséder.
L’Affaire Cicéron de François Kersaudy
Le célèbre film de Mankiewicz, avec James Mason et Danièle Darrieux, a fait connaître au grand public le nom de Cicéron.
C’est pourtant un épisode important de l’histoire de la seconde guerre mondiale qui s’est déroulé en Turquie, pays neutre, qui a servi de trame à ce film. L’histoire elle-même va très au-delà du film bien connu des cinéphiles et que l’on peut encore revoir dans les cinés clubs.
C’est bien une affaire d’espionnage, surprenante dans son déclenchement, que l’auteur étudie et retranscrit avec une plume particulièrement plaisante. On devine une certaine jubilation lorsque l’auteur montre comment s’est affabulateur, originaire du Kosovo, Elyesa Bazna, a pu s’emparer, sans grande difficulté de documents estampillés « top secret », qui se trouvait dans la mallette de l’ambassadeur de Grande-Bretagne en Turquie. Elyesa Bazna, avait toute la confiance de l’ambassadeur puisqu’il était son valet de chambre. Une fois son maître endormi, ce domestique n’avait plus qu’à photographier, avec un Leica fourni par les services de l’ambassade d’Allemagne, les documents qui se trouvaient dans la mallette.
Lorsque l’affaire Cicéron commence, le 26 octobre 1943, la Turquie est un élément essentiel du dispositif des deux belligérants en Méditerranée. Les Allemands pouvaient envisager une opération de contournement passant par le sud, susceptible de reprendre une offensive compromise après l’échec de Stalingrad, tandis que les Britanniques envisageaient déjà une reconquête par les Balkans en s’appuyant sur leurs marine.
Pour Hitler et Goering, accéder aux orientations politiques de la Grande-Bretagne et aux conversations avec le gouvernement turc, représentait un intérêt considérable. Les Allemands ont d’ailleurs fait droit aux demandes d’indemnités financières de l’espion. Ce dernier avait d’ailleurs le bon goût de demander des livres anglaises, plutôt que turques. Par ailleurs, pour Churchill, qui avait forcé la main des Etats-Unis avec les opérations en Tunisie et la conquête de la Sicile, la Turquie permettait éventuellement de contourner le considérable dispositif que les Allemands avaient mis en place en Italie au sud de Rome. Ce sont toutes ces données, ces considérations militaires et politiques auxquelles les Allemands vont avoir accès grâce à leur espion. Pendant cette période, l’ambassadeur d’Allemagne en Turquie n’est autre que Von Papen qui a joué un rôle important lors de l’accession au pouvoir de l’éclair en janvier 33.
François Kersaudy mène une véritable enquête policière, et en même temps un travail historiographique en décryptant le vrai du faux par une confrontation des mémoires des différents protagonistes. On opposera donc les souvenirs, très largement embellis de Cicéron, à ceux de l’attaché allemand, Ludwig Moyzisch, qui était son correspondant. L’ambassadeur Von Papen a également écrit ses mémoires, et l’on sent bien, à le lire, que ce dernier souhaitait montrer à Hitler que tout espoir de victoire allemande était désormais impossible, vu ce que les documents de Cicéron révélaient de l’ampleur du dispositif allié. Inciter Hitler et Goering à la paix à l’ouest, permettrait sans doute d’éviter une écrasante victoire de Staline à l’est, avec les conséquences que l’on peut imaginer pour le Reich.
Jusqu’en février 1944 les Allemands ont donc été informés des grands schémas stratégiques alliés, y compris sans doute l’opération Overlord, ainsi que des désaccords entre les Britanniques et les Américains, ces derniers souhaitant un débarquement rapide en France, tandis que les Anglais souhaitaient commencer l’offensive en Méditerranée orientale, notamment dans les Balkans.
La victime du valet de chambre devenue maître espion Sir Hughe Knatchbull-Hugessen a lui aussi écrit ses mémoires. Pur produit de la carrière diplomatique il entretient d’excellentes relations avec les autorités turques mais ne parle en aucune façon des fuites majeures qui ont rendu célèbre son ambassade. D’après François Kersaudy, il semblerait que les révélations des autres protagonistes sur leurs connaissances de l’opération Overlord à partir des documents subtilisés à l’ambassadeur soient très largement exagérées. Un ambassadeur Ankara n’avait aucune raison de connaître les détails sur l’ouverture du second front, pas plus que le ministère des affaires étrangères qui avaient été mis à l’écart dès le début de ces préparatifs. L’offensive est préparée depuis 1943 par le commandement suprême interallié des forces en Europe. (SHAEF).
En fait, malgré l’importance des renseignements fournis par Cicéron, même s’ils étaient moins fondamentaux que ce qui en a été dit par la suite, ses sources de première main n’ont pas été exploitées sur le terrain militaire par l’Allemagne. Il semblerait que tout ce qui a été fourni à l’ambassadeur d’Allemagne à Ankara ait apporté la démonstration que le Reich était en train de perdre la guerre. Personne n’a pu envisager de dire directement à Hitler qu’avec la mobilisation alliée en préparation, le Reich de mille ans n’en avait plus pour bien longtemps.
© Bruno Modica