Une domination qui s’effondre en moins d’un siècle, victime des irrédentismes naissants , des tensions géopolitiques et du renouveau des conflits confessionnels.
La puissance de ’Empire Ottoman a perduré trois siècles. Mais un seul a suffi pour reléguer au rang de puissance régionale, ce qui n’est plus est au lendemain de la première guerre mondiale que la Turquie.
C’est ce processus que le documentaire de Mathilde Damoisel et Sylvie Jézequel « la fin des Ottomans, part I » tente d’éclaircir. La première partie se focalise sur le retrait progressif de l’Empire de ses possessions européennes, les Balkans et la Grèce entre 1821 et 1913.
Le récit s’appuie sur l’intervention d’une multitude d’historiens : Mark Mazower, historien à l’Université de Colombia, Christina Koulouri, historienne de l’université Panteion, Hamit Bozarslan, enseignant à EHESS Paris, Francois Georgeon, historien à EHESS Paris, Edhem Eldem, historien à l’Université du Bosphore, Jurgen Angelow, historien de l’Université de Potsdam et Eugen L. Rogan, historien de l’Université d’Oxford.
Qu’est-ce que l’Empire Ottoman ?
Le documentaire, en préambule du déroulé des événements, présente la nature de l’Empire Ottoman et en explique sa singularité.
Cet empire, qui s’étend au début du XIX siècle sur trois continents est une mosaïque de peuples, unis bon gré mal gré dans un ensemble politique décentralisé, construit sur le pragmatisme social et un autoritarisme sans faille.
L’Empire est construit autour de la famille des Ottomans. Le Sultan, depuis Istanbul, s’appuie sur une caste militaire. Il intervient peu dans les affaires intérieures des populations tant que la stabilité de l’ensemble n’est pas en jeu. Les communautés régionales, religieuses, conservent ainsi leur autonomie et leur gestion locale. Les idées de nationalisme et d’homogénéité ethnique sont donc des concepts étrangers aux Ottomans.
Quatre siècles durant, le système perdure tant bien que mal. L’empire souffre néanmoins dès son apogée de multiples tensions internes. Irrédentismes, rivalités au sommet, heurts religieux.
Au XIXe siècle, le réveil est dur pour Ia Sublime Porte. Les antagonismes, en sommeil, éclatent quand l’empire encaisse ses premiers revers militaires significatifs. Le temps des nationalités est arrivé.
L’émergence des nationalismes
Le coup d’envoi du retrait de l’Empire d’Europe arrive en 1821 par la révolte des Grecs. Ces derniers se perçoivent depuis longtemps comme un peuple indépendant chrétien, « une nation grecque aspirant à un état indépendant ».
Notons que le documentaire est sur ce point évasif et passe sous silence les antécédents de cette révolte. 1821 n’est que l’aboutissement d’un processus enclenché par la répression de l’insurrection des Monténégrins en1766 puis de Grecs de Morée en 1769.
La Grèce est alors au cœur des intérêts géostratégiques des puissances occidentales. La Russie désire le contrôle des détroits grecs. la Grande Bretagne souhaite garder son hégémonie navale en méditerranée orientale. La France se voit comme la protectrice des chrétiens d’Orients.
Les flottes réunies de ces trois puissances interviennent et détruisent la flotte turque à Navarin, en 1827. L’empire est obligé de reconnaître l’indépendance de la Grèce, proclamée en 1830.
Le mouvement interne de dislocation associé à des intrusions extérieures répétées est lancé. Il ne cessera plus. Les pertes de territoires se succèdent jusqu’à la fin de l’Empire, en 1924. : 1830, conquête de l’Algérie par la France, 1878 perte de la Serbie, de la Roumanie et du Montenegro, 1881,de la Tunisie, 1882 de l’Egypte, 1896 autonomie de la Crète, 1908 in dépendance de la Bulgarie, 1911 de la Libye, 1912 de l’Albanie.
Mais, contrairement à l’idée reçue, ce démembrement trouve sa dynamique à l’intérieur de l’Empire Il procède essentiellement des révoltes de sujets trop longtemps assujettis, et non, d’une mainmise extérieure de type colonial. Le temps de la revanche des nations sur l’Empire, des Balkans sur la Turquie, est venu.
Les racines du monde contemporain
Le monde qui de dessine alors, annonce le monde contemporain que nous connaissons.
Premier fait nouveau, les nationalismes émergents se fondent désormais sur l’identité religieuse et la langue et non plus seulement sur l’Histoire commune ou l’appartenance à un groupe ethnique. Les slaves de Bosnie, par exemple, se divisent entre orthodoxes qui se revendiquent Serbes, et les musulmans qui se disent Bosniaques. Un point commun les unit néanmoins : le rejet de la tutelle ottomane.
Le déroulé du documentaire explique très clairement le virage décisif amorcé par le sultan Abdülhamid : pour contrebalancer la perte des provinces européennes de l’Empire, il fait de l’Islam un argument politique de premier plan à destination de l’autre partie de l’Empire, le monde arabe. Le panislamisme est le ciment pour contrer la « balkanisation » de l’ensemble ottoman.
Cet argument, destiné aux Arabes, rencontre un certain succès : l’Empire est en effet le dernier grand Etat musulman indépendant – les autres sont des colonies occidentales. Les musulmans arabes de l’Empire comprennent donc que l’Empire ottoman est leur protecteur face aux empiétements européens. Un Empire, désormais revendiqué comme musulman, se positionne contre la domination européenne chrétienne.
Autre point commun d’avec notre temps, les répressions impitoyables alimentent la naissance du migrant tel que nous le connaissons aujourd’hui.
C’est le « début de l’ère du réfugié ». Chaque conflit confessionnel doublé d’une lutte nationale aboutit à la répression puis à un déplacement de populations.
Ainsi, en 1875 les paysans serbes orthodoxes de Bosnie-Herzegovine se révoltent contre les autorités musulmanes. La répression est brutale. Menée par des mercenaires ottomans, les Bachi Bouzouks, elle cause la fuite de centaines de milliers de chrétiens vers l’Autriche-Hongrie.
Lors de la révolte des Arméniens en de 1894, des représailles très dures font 200 000 victimes, sur une population de 1 million et demi. De là à y voir des prémices de 1915, il n’y a qu’un pas.
Le documentaire se termine sur les guerres balkaniques de 1911 et 1912, dont on a dit qu’elles étaient les prémisses de la Première Guerre Mondiale et le commencement véritable du XXe siècle. Des conflits qui ont fragilisé un peu plus les Ottomans et ont favorisé le passage de l’Empire à la Turquie, après la défaite de 1918 et la proclamation de la république par Mustapha Kemal.
Le bilan de ce premier opus est sombre: éclatements, guerres civiles, massacres, revendications religieuses, communautarismes. Le déclin de la Sublime Porte, amorcé au XIXe siècle trouve sa pleine expression dans la fuite en avant de 1914, lorsque le jeu des alliances laisse penser que chaque nation pourra tirer son épingle du jeu d’une crise dont personne ne perçoit les dangers mortels. L’Empire, par sa disparition pure et simple, paie le prix de cet aveuglement. Le temps de la Turquie est arrivé.