GODF, 1771-1774, franc-maçonnerie française, Lumières, géopolitique, société française, 1815-1945
Professeur-documentaliste certifié à Tours. Titulaire d’une maîtrise d’histoire contemporaine intitulée « Les radicaux et les radicaux-socialistes en Indre-et-Loire (1928-1934) », soutenue en 1992, sous la direction de Michèle Cointet-Labrousse.
La revue « Chroniques d’Histoire Maçonnique »
La revue « Chroniques d’Histoire Maçonnique » – ou CHM pour les initiés – (publiée depuis 1982) est désormais présentée par le service de presse des Clionautes, dans le cadre de la Cliothèque. Cette revue réunit des travaux de chercheurs français (pour la plupart) sur les évolutions historiques de la Franc-Maçonnerie française, liée à la plus importante obédience française : c’est-à-dire le Grand Orient De France ou GODF. L’abonnement annuel à la revue Chroniques d’histoire maçonnique comprend 2 publications par an expédiées en décembre et juin. Cette revue est réalisée avec le concours de l’IDERM (Institut d’Etudes et de Recherches Maçonniques) et du Service Bibliothèque-archives-musée de l’obédience du Grand Orient De France (GODF). L’éditeur délégué est Conform Edition.« Chroniques d’Histoire Maçonniques » n° 74 (2014-10) : La formation du Grand Orient de France en 1773

Ce numéro est composé d’un avant-propos et de 5 articles. Ce numéro ne comporte pas les rubriques habituelles : Etudes, Dossier, Portraits ainsi que les rubriques additionnelles : Note de lecture et Documents.

DOSSIER : La formation du Grand Orient de France en 1773
Ce numéro 74 des Chroniques d’Histoire Maçonnique s’attache à étudier l’un des grands événements maçonniques du siècle des Lumières, la formation du Grand Orient de France autour de 1773. Il présente les actes d’un colloque public organisé en l’Hôtel du Grand Orient de France, dans le Temple maçonnique Arthur Groussier, au sis 16 rue Cadet, dans le 10e arrondissement de Paris, le jeudi 28 novembre 2013, dans le cadre du 240ème anniversaire de la formation du Grand Orient de France (1773-2013).
Ce colloque a commencé par 3 ateliers thématiques (de 16h à 18h), a continué par une conférence publique (de 19h à 21h), ayant pour titre « La formation du Grand Orient de France en 1773, un simple évènement maçonnique ? », composée d’une présentation du thème de la conférence publique par Jean Garrigues, de 3 interventions (avec Daniel Kerjan, Louis Trébuchet et André Combes), de la synthèse des ateliers thématiques (avec la participation de Cécile Révauger, Yves Hivert-Messaca et Roger Dachez) et par la clôture du colloque avec une conclusion du Grand Maître du Grand Orient de France, Daniel Keller.
Les trois ateliers avaient pour thème :
– La franc-Maçonnerie et la géopolitique de l’Europe au XVIIIe siècle : (Atelier animé par Yves Hivert-Messaca, modérateur René Rampnoux) ;
– La franc-Maçonnerie et les Lumières : (Atelier animé par Cécile Révauger, modérateur Patrick Moron) ;
– La franc-Maçonnerie et ses courants rituels au XVIIIe siècle : (Atelier animé par Roger Dachez, modérateur Ronan Loaec).
Les trois communications avaient pour titre :
– De la Grande Loge au Grand Orient : (Daniel Kerjan) ;
– Les résistances au Grand Orient et le destin de la Franc-Maçonnerie Française : (Louis Trébuchet) ;
– La maçonnerie dans la société française de 1815 à 1945 : (André Combes).
Les trois interventions ont été suivies par la synthèse des ateliers thématiques (avec la participation de Cécile Révauger, Yves Hivert-Messaca et Roger Dachez).

Les débuts heurtés du Grand Orient de France 1771-1774 : (Daniel Kerjan) : p. 5-36
Ce premier article de 31 pages, rédigé par Daniel Kerjan, nous permets de découvrir que, évidemment, l’histoire n’était pas écrite à l’avance et que le succès de la réforme qui amène la majeure partie de la Première Grande Loge de France à se transformer en Grand Orient de France a d’abord été incertain. C’est un véritable processus politique qui se met en œuvre. On voit le duc de Montmorency-Luxembourg négocier pied à pied et constituer un véritable « accord de coalition », comme on pourrait le voir dans un parti politique moderne, pour faire voter son projet. La franc-maçonnerie a conduit les classes moyennes françaises du XVIIIe siècle à expérimenter une nouvelle sociabilité libérale et démocratique ainsi qu’un nouveau rapport à l’espace commun. Les Loges françaises du siècle des Lumières ont été parmi les lieux privilégiés de cette grande mutation des mentalités. C’est bien sûr là que réside la contribution de la franc-maçonnerie aux Lumières et non dans quelques complots imaginés par l’abbé Barruel et ses successeurs.

Les résistances au Grand Orient de France et le destin de la franc-maçonnerie française : (Louis Trébuchet) :
p. 37-54

Ce deuxième article de 17 pages, rédigé par Louis Trébuchet, nous propose que la formation du Grand Orient fut au départ une scission minoritaire de la Grande Loge de France mais que son dynamisme fut ensuite sans égal, que sa volonté de rassemblement se heurta constamment à la puissance des rites qui se structuraient à cette époque, chaque fois en tout cas lorsqu’il voulut les juguler. Mais, c’est ainsi que naquirent, dans le dernier quart du XVIIIe siècle, les trois rites qui forment la trame sous-jacente de la franc-maçonnerie française aujourd’hui : le Rite Ecossais Rectifié, le Rite Français et le Rite Ecossais Ancien Accepté.

Franc-Maçonnerie et Lumières : (Atelier animé par Cécile Révauger, modérateur Patrick Moron) : p. 55-62
Ce troisième article de 7 pages est le résultat écrit du premier atelier animé par Cécile Révauger. Elle prouve que le Grand Orient de France et la franc-maçonnerie libérale, en proclamant la liberté absolue de conscience, sont les véritables héritiers de l’esprit des Lumières. La notion de « régularité » mise en avant par les Obédiences anglo-saxonnes, dans le sillage de la Grande Loge Unie d’Angleterre, est de plus en plus contestée. Au XVIIIe siècle, le concept ne s’appliquait qu’au bon fonctionnement des Loges, munies de patentes délivrées de façon « régulière » par opposition à des Loges qui auraient pu se constituer de manière sauvage. Le concept de « régularité » n’a pris un caractère idéologique – et donc tout à fait contraire à l’esprit d’Anderson – qu’après 1877. Une méconnaissance réciproque des contextes explique certainement les anathèmes respectifs alors que la Grande Loge Unie d’Angleterre considère les Obédiences libérales comme « irrégulières », ces dernières traitent la « Premier Grand Lodge » et toutes celles qui imposent la croyance en Dieu de « dogmatiques ». Or, les francs-maçons anglais et américains n’ont jamais pris toute la mesure du sectarisme de l’Eglise catholique à l’égard des francs-maçons français, espagnols, portugais, italiens… de même que les francs-maçons français n’ont jamais compris que les Eglises britanniques au américaines avaient pu accompagner des mouvements sociaux, les premiers syndicats ou les mouvements d’émancipation des noirs aux Etats-Unis.
Le développement de la recherche scientifique sur la franc-maçonnerie permet une meilleure compréhension des contextes religieux, culturels et politiques. Quant à l’antimaçonnisme, il a toujours émané des fanatismes de toute nature. De nos jours, les islamistes, les intégristes catholiques et les évangélistes du Tea Party sont les adversaires acharnés des francs-maçons. La pensée rationnelle des Lumières, qui a directement influencé la franc maçonnerie, dérange encore, preuve de sa modernité et de son dynamisme.

La franc-Maçonnerie au risque de la géopolitique au XVIIIe siècle : (Atelier animé par Yves Hivert-Messaca, modérateur René Rampnoux) : p. 63-70
Ce quatrième article de 7 pages également est aussi la trace écrite du second atelier animé par Yves Hivert-Messaca qui fait le point sur la franc-Maçonnerie et la géopolitique de l’Europe au XVIIIe siècle. Globalement, la géopolitique maçonnique recoupa les intérêts politiques et économiques des Etats avec quatre conceptions obédientielles : l’anglaise, la germanique, la française et la prusienne-suédoise. Durant le XVIIIe siècle, l’Ordre se dilua malgré les convents internationaux qui tentèrent en vain de définir la « science » maçonnique : Altenberg (1745), Kolho (1772), Brunswick (1775), Lyon (1778), Wolfenbüttel (1778), Wilhelmsbad (1782) ou ceux des Philalèthes (1784-1785 & 1787). In fine, l’Ordre voulait construire le nouveau Temple de Jérusalem, ici et maintenant. On ne peut négliger également l’utopie géopolitique maçonnique comme le dessein du baron de Hund qui envisageait de faire du Labrador une colonie-modèle de peuplement nobiliaire à l’abri des fureurs et des vices du monde profane ou les projets de cités hiramiques idéales « nesomanes» en Australie ou à Lampedusa. Les Frères, les Loges et les Obédiences se complurent souvent dans une très profane nouvelle Babel. Aucun système maçonnique transnational ne parvint à s’imposer. Malgré le rêve d’œcuménisme, les discours universalistes et le cosmopolitisme ambiant, la franc-maçonnerie du XVIIIe siècle, de plus en plus polymorphe, se nationalisa progressivement.

La Maçonnerie dans la société française de 1815 à 1945 : (André Combes) : p. 71-79
Dans ce cinquième article de 8 pages, André Combes brosse un tableau rapide mais extrêmement dense de « la Maçonnerie dans la société française de 1815 à 1945 » (soit durant 130 ans) et non du seul Grand Orient de France. En effet, s’il y eût quelques difficultés passagères entre les deux Obédiences les plus importantes, l’une, le Grand Orient de France (GODF) de Rite français, l’autre, pratiquant un Rite écossais et qui prend, en 1894, le titre de Grande Loge de France (GLDF), elles ne se sont différenciées ni par le recrutement, ni par les valeurs et ont mené les mêmes combats sous la Troisième République pour qu’elle soit, selon l’expression de l’époque, « démocratique, sociale et universelle ». Elles ont subi les mêmes attaques, la même répression de la part de Vichy et de l’occupant et leurs membres se sont engagés ensemble dans la Résistance. On ne saurait alors distinguer les conceptions maçonniques de Frédéric Desmons qui préside le GODF de celles de Gustave Mesureur qui est à la tête de la GLDF. Au cours des années précédant la seconde guerre mondiale, Pierre Brossolette est membre des deux Obédiences alors que Marc Rucart qui représentera officieusement la Maçonnerie au CNR (Conseil national de la Résistance) ou Pierre Bloch, futur président de la LICA (Ligue internationale contre l’Antisémitisme), appartiennent en outre à celle du Droit Humain.
Situer la Maçonnerie dans la société c’est d’abord chiffrer ses effectifs et les intégrer dans l’échelle sociale. La Maçonnerie n’a jamais été, de par sa nature initiatique, une association de masse mais elle fut toujours bien implantée dans le tissu citadin. Elle a cependant durablement laissé subsister des déserts maçonniques en province et les Loges n’ont pas couvert l’ensemble des départements, ce qui limite son éventuelle influence. On peut évaluer le nombre des Maçons actifs aux alentours de 12 000 en 1830, de 15 000 en 1848, de 24 000 en 1870, avec une forte instabilité due pour part à la précarité des conditions de vie. Les Obédiences disposent ensuite de fichiers ce qui nous permet d’être plus précis. En fin de siècle, le GOLF ne réunit encore que 18 000 membres, mais dépasse les 31 000 en 1910 ; la GLDF, partie de quelques milliers à son origine, atteint déjà les 8 000, des progressions dues à l’ardeur militante des Frères au temps du Bloc des Gauches. En 1939, les Maçons sont au nombre de 43 000, les Maçonnes moins de 2 000, et au lendemain de la guerre, la chute est spectaculaire : environ 15 000 membres pour les trois principales Obédiences.
Les femmes sont absentes jusqu’en 1893 avec la naissance du Droit Humain, à vocation féministe. Le monde rural est sous-représenté, sauf dans les régions déchristianisées, les temples étant en outre situés dans les villes. L’inflexion du recrutement est manifeste dans la première moitié du XIXe siècle, avec l’arrivée, aux côtés de la petite et moyenne bourgeoisie des notaires, avocats, commerçants, entrepreneurs, rentiers, propriétaires et négociants, d’un fort pourcentage de boutiquiers et de travailleurs manuels, artisans, contremaitres ou ouvriers, parfois compagnons des divers métiers. Certaines Loges donnent alors des cours du soir de formation générale ou professionnelle pour leurs membres (certains quasiment illettrés et pour des non-Maçons). D’où aussi l’intérêt que les Maçons portent, à partir de 1830, aux questions d’hygiène, de moralité et d’éducation populaires ainsi que l’importance de l’investissement maçonnique dans la philanthropie : les asiles, les œuvres pour l’enfance, les distributions de soupes, de bons de pain ou de viande. Il subsistera sous la Troisième République, outre l’orphelinat maçonnique, les offices de placement, la société des invalides du travail et les cours publics et gratuits donnés par le GODF après la guerre de 1870. En revanche, si les ouvriers autodidactes sont attirés par la Maçonnerie, ceux de la grande industrie, souvent d’origine paysanne, se sentent rarement concernés en dépit des efforts financiers consentis par les Obédiences. L’entrée en Maçonnerie devient, à partir de 1870, davantage un choix politique, un témoignage d’engagement anticlérical et républicain. Les fonctionnaires et les employés sont mieux représentés dans une Maçonnerie devenue plus exigeante sur le plan intellectuel, avec en particulier la venue des instituteurs qui s’élèvent jusqu’au tiers des effectifs de certaines Loges provinciales dans les années 1900. Les policiers, jadis suspectés d’espionnage, sont bien représentés quand la police devient républicaine. La présence des militaires est très variable selon les périodes, conséquente sous la monarchie de Juillet (notamment en Algérie), plus réduite ensuite car les militaires républicains souffrent de la défiance, voire de l’hostilité, de l’état-major clérical et souvent monarchiste, ce qui sera une des causes, en 1904, de l’affaire des Fiches.

La Maçonnerie combattue

La Maçonnerie en effet, surtout depuis 1815, est combattue. L’excommunication fulminée en 1738 devient applicable à partir du Concordat et, avec le retour des Bourbons et de la Terreur Blanche, un « anti-maçonnisme » d’origine catholique est stimulé par les écrits de l’abbé Barruel ou de ses épigones qui présentent la Maçonnerie comme responsable des crimes de la Révolution, voire comme sataniste. La France catholique et conservatrice est de moins en moins représentée dans les Loges et remplacée par la France des religions minoritaires (protestants, israélites, musulmans modernistes notamment dans l’Empire ottoman), des déistes voltairiens ou rousseauistes, ultérieurement des athées, une France s’inspirant des Lumières, libérale puis démocratique, voire socialiste. C’est ainsi qu’en 1849, le GODF, s’il s’appuie toujours sur la croyance en Dieu (sans autre précision) et à l’immortalité de l’âme, se veut également philosophique et progressif et a adopté la devise liberté, égalité et fraternité qu’il croit, à tort, être d’origine maçonnique. La seconde opposition est plus tardive. Déjà vilipendée par la droite cléricale et monarchiste qui l’accuse de vouloir déchristianiser le pays et de promouvoir, avec les lois Ferry, l’école sans Dieu, elle est, alors que l’affaire Dreyfus déchaîne les passions et que la Maçonnerie prend en 1898 position pour la révision du procès, accusée par les nationalistes et les antisémites de cosmopolitisme et d’antipatriotisme. Ces campagnes laisseront des traces au point qu’en 1935, des républicains de centre droit (comme André Tardieu ou René Coty) voteront la demande d’interdiction de la Maçonnerie, mensongèrement présentée comme société secrète par Xavier Vallat et d’autres ténors de l’extrême droite. En revanche, il n’y a pas d’hostilité ancrée à l’extrême gauche à l’égard de la Maçonnerie qui compte en son sein nombre de socialistes et même, à la suite de Proudhon, quelques anarchistes ou anarcho-syndicalistes. Mais, ensuite, se développe un mouvement socialiste antimaçonnique (autour de Mussolini en Italie ou de défiance, autour de Jules Guesde en France) au nom du principe de la lutte des classes. Le Troisième Congrès de l’Internationale à Moscou en 1922 interdit la double appartenance, ainsi qu’à celle de La Ligue des Droits de l’Homme (une organisation née avec l’affaire Dreyfus et au sein de laquelle les Maçons sont nombreux). Peu de défections cependant ; la plus douloureusement ressentie est celle d’André Marty, alors membre de la GLDF et futur élu et dirigeant du PCF. Cet ostracisme prendra fin en 1945 du fait des combats communs contre le nazisme. La défiance de l’opinion publique à l’égard d’une société fermée, dont on se sent exclu, peut se comprendre, en dépit des efforts constants d’extériorisation des Loges, notamment par des conférences, des brochures, des banquets publics, des tenues blanches, des communiqués de presse. Pourtant les Maçons ont joui d’une certaine popularité pour leurs activités en faveur des déshérités et de la sympathie permanente des milieux républicains.

La Maçonnerie sous le second Empire

Dans une première phase de l’histoire maçonnique de 1815 à 1865, les Obédiences ont besoin de protecteurs comme le duc Decazes en 1815 et le GODF en particulier a dû supporter la férule du prince Murat, du coup d’Etat du 2 décembre 1851 à 1860. Les Loges sont surveillées et ne doivent au cours des Tenues, sur les parvis et pendant les agapes, s’abstenir de tout propos politique subversif et de critique des religions. Alors que sous la Restauration, l’hostilité aux Bourbons devient manifeste à la fin du règne réactionnaire de Charles X, sous la monarchie de Juillet, la majorité des Maçons pensent encore que le roi-citoyen Louis-Philippe conduira le pays vers la démocratie. En 1848, des Maçons ont pu croire, avec l’avènement de la seconde République et de ses premières réformes (dont les libertés de réunion et d’association ou l’abolition de l’esclavage colonial – un combat que des Maçons ont conduit depuis la Restauration), à une marche infinie vers le progrès, à l’extinction du paupérisme et à la fraternité universelle : illusions brisées par la révolte ouvrière de juin 1848, l’intervention française à Rome pour rétablir l’autorité du Pape en 1849, la loi Falloux en 1850 puis par le coup d’Etat du 2 décembre 1851.
Après les années sombres du second Empire (l’Empire autoritaire, stigmatisée comme l’alliance du sabre et du goupillon), la libéralisation de Napoléon III (à partir de 1865 jusqu’en 1870) fait entrer la Maçonnerie dans une nouvelle phase de son histoire. Les Loges sont plus libres de traiter de tout sujet (y compris les plus audacieux comme l’union libre, les fondements d’une morale indépendante des religions, les différentes formes de socialisme, la création de coopératives et de mutuelles et la nécessité pour l’école de devenir gratuite, obligatoire, puis, plus tardivement, en 1870, laïque, du moins pour l’enseignement public). Elles ouvrent des bibliothèques populaires et financent des écoles laïques libres. Sous la Troisième République, avec la victoire électorale républicaine de 1877 et la consolidation de la République en 1881, sont pour une part l’œuvre des Maçons, très actifs dans la presse et dans tous les comités locaux ou les ligues comme celle de l’Enseignement. La Maçonnerie a donc été un des vecteurs de la diffusion de l’idéologie républicaine. Elle a contribué à faire aimer la République dans les villes et les villages de France ou dans les colonies. Parmi les premières réalisations des républicains au pouvoir, certaines sont plus spécifiquement dues à l’action des Maçons : les lois Ferry évidemment, mais aussi les caisses des écoles avec Charles Floquet, l’autorisation du divorce et de la crémation. En 1887, se pose la question du boulangisme ; après quelques atermoiements, les quelques dirigeants maçons du mouvement sont sanctionnés pour avoir, en s’alliant aux monarchistes, mis en danger la République, un premier exemple d’exclusions pour raisons d’ordre politique. Ceux qui ont fait ultérieurement preuve de leur engagement républicain seront réintégrés.

La laïcité, en enjeu majeur

La promotion de la laïcité a également cimenté l’union maçonnique. Le convent du GODF en 1886 prend en charge le combat pour la suppression du budget des cultes et la séparation de l’Eglise et de l’Etat et les Maçons animent toutes les associations anticléricales, en particulier celles, très actives en milieu populaire, des libres penseurs. République et Laïcité font désormais partie du patrimoine d’une Maçonnerie sécularisée où la référence au GADLU est soit devenue facultative et rarement maintenue ; ou sinon le GADLU y est défini comme un simple « principe créateur » ou symbole, hors de toute définition théologique. A partir des années 1890 jusqu’à la Première guerre mondiale, les convents sont plus axés sur les questions politiques, sociales ou sociétales que sur celles internes à la Maçonnerie. Le nombre et le type de questions étudiées par les Loges et rapportées au cours des convents sont impressionnants. Les mêmes thèmes sont débattus et approfondis pendant plusieurs années. Parmi les si nombreux thèmes sociaux ou sociétaux abordés en ces années 1890-1914, citons la suppression de la peine de mort, le divorce par consentement mutuel, la situation des femmes indigènes en Algérie, celle des filles-mères, les congés de maternité, l’apprentissage, la situation des ouvriers agricoles, les HBM (Habitation Bon Marché), la recherche de la paternité, la lutte contre la syphilis ou l’alcoolisme, l’arbitrage international et la paix entre les nations. Tous ces débats accompagnent ou se situent en amont de débats parlementaires. Les Maçons aiment élire à leurs instances dirigeantes des élus de la nation pour mieux peser sur la législation. Nombre de Maçons notamment de Vénérables sont aussi des élus de terrain, dévoués à leurs concitoyens, souvent maires de leurs communes ou animateurs d’associations républicaines, comme le montrent les monographies de Loges. Si un seul président de la République, Félix Faure, a été un Maçon en activité, il n’est pas de gouvernement de 1880 à 1914 sans présence de Maçons y compris dans celui formé par l’ex-Frère Méline, que le convent accuse pourtant de pactiser avec la droite. Les parlementaires maçons, essentiellement radicaux ou socialistes, n’ont que rarement des problèmes de conscience car leurs convictions personnelles s’accordent avec leurs engagements maçonniques.

Une composante du pacte républicain

Cependant, la Maçonnerie (qui prend grand soin de rester à l’écart des luttes électorales pour demeurer le ciment du parti républicain) n’est pas le seul groupe de réflexion ou de propositions et tous les parlementaires maçons (leur nombre devant se situer entre un quart et un tiers des députés, car il n’en est pas à droite et fort peu au centre) ne sont pas exemplaires, ou du moins tiennent surtout compte des désirs de leur électorat. On note, ainsi, que le ministère Léon Bourgeois, le seul qui soit majoritairement composé de Maçons, n’a pu faire voter l’impôt sur le revenu et, notamment sur les questions laïques ou sociales, des parlementaires maçons ne suivront pas, pour des raisons d’opportunité ou économiques, les souhaits des convents ; également que si la Maçonnerie a réclamé la séparation de l’Eglise et de l’Etat, elle n’en a pas élaboré de projet. Le rôle de la Maçonnerie ne doit donc être ni sous-estimé ou caricaturé comme uniquement anticlérical, ni surestimé comme l’ont fait certains Maçons ainsi que leurs ennemis, mais eux pour mieux la combattre. Les années où le rôle de la Maçonnerie est le plus prégnant se situent au début du siècle, avec en 1901 la naissance du parti radical et radical-socialiste, qui adopte un programme proche des vœux des convents et dont tous les premiers dirigeants (à l’exception de Caillaux, Goblet et d’Herriot) ont « taillé la pierre brute» ; avec, l’année suivante (en 1902), le succès électoral du Bloc des gauches qui votera la séparation de l’Eglise et de l’Etat. De nombreux socialistes sont également maçons comme, entre autres penseurs ou dirigeants, Benoît Malon, Eugène Fournière, Jean Allemane, Jean-Baptiste Clément et Marcel Sembat.
Les Maçons, comme tous les Français, ont rempli leurs obligations de citoyens en 1914 puis, entre les deux guerres, après l’échec de la politique sociale et anticléricale du Cartel des Gauches en 1924, la Maçonnerie prend quelques distances avec l’actualité politique et sociale, dissociant davantage le Temple où l’on réfléchit et le Forum où l’on s’expose. L’essor des partis politiques qui établissent leurs propres programmes rend moins attractive l’entrée de leurs dirigeants dans une Maçonnerie, davantage centrée sur sa nature propre et l’amélioration de l’homme, avec notamment des travaux initiatiques, culturels ou philosophiques. Les dictatures en Russie, en Italie, en Allemagne, au Portugal, en Espagne interdisent la Maçonnerie et persécutent leurs membres : un exemple pour l’Action française ou les Ligues factieuses, qui se déchaînent contre la judéo-maçonnerie, affaiblissant une institution qui, voulant prendre de la hauteur, perd en combativité et en clairvoyance. Le pacifisme ambiant, la confiance dans une SDN que les Maçons ont (avec Léon Bourgeois) contribué à construire et qu’ils espèrent pouvoir démocratiser, leur optimisme naturel, leur foi dans le progrès de l’humanité, ne leur font pas suffisamment prendre conscience des orages qui menacent. Ce n’est qu’en 1935 que le GODF adopte un programme énergique contre le fascisme avec des propositions de réformes reprises par le Front populaire. L’action la plus méritoire de la Maçonnerie est, en 1939, avec l’aide fraternelle apportée aux républicains espagnols exilés. En cette même année 1939, André Combes a pu chiffrer la présence maçonnique à la Chambre : un tiers des députés socialistes (soit une soixantaine sont des maçons en activité) ainsi qu’une trentaine de radicaux sur 112 (dont, parmi les meilleurs, Jean Zay et Pierre Mendès-France). Une quarantaine de Frères seulement, la plupart des radicaux, siègent au Sénat.
Pendant la Deuxième guerre mondiale, outre la prise en charge de tant de Maçons révoqués de la Fonction publique ou recherchés pour raisons politiques ou raciales, outre l’aide apportée à des familles d’emprisonnés ou de déportés, il y a eu une importante participation de la Maçonnerie à la Résistance en France et dans l’empire colonial (notamment au Maghreb avant le débarquement anglo-américain, aux Antilles et en Indochine alors que le franc-maçon Félix Eboué faisait entrer le Tchad dans la France Libre). Deux mouvements de résistance ont fait preuve d’une forte présence maçonnique : Patriam Recuperare (en liaison avec les Loges reconstituées dans la clandestinité en province, qui se rallie le général de Gaulle) et le Coq Enchainé à Lyon. Mais des Maçons et des Maçonnes (collectivement ou individuellement) se sont mobilisés dans tous les mouvements, la plupart des réseaux notamment professionnels (postiers, enseignants, cheminots …), le noyautage des administrations publiques et la formation des maquis. Les pertes, environ 800 victimes répertoriées à ce jour, ont été élevées. La Maçonnerie s’est maintenue dans la clandestinité, des nouvelles Loges se sont constituées y compris au camp de concentration de Buchenwald.
Moins nombreux, mais renforcés dans leurs convictions par la lutte contre l’ennemi, toujours au service d’une République qu’ils voudraient exemplaire, les Maçons en cette année 1945 ont retrouvé au mieux leurs temples confisqués par Vichy (mais dans un état très dégradé) et repris leurs outils pour travailler sans relâche à l’avènement d’une société plus juste et plus éclairée.

Jean-François Bérel © Les Clionautes