Un livre sur les polices en France, une histoire du temps long sur un sujet d’actualité brûlante, au moment où les violences policières à l’encontre de manifestants et de jeunes hommes d’origine maghrébine ou africaine sont dénoncées.

Ce livre évite les formules à l’emporte-pièce mais sa conclusion est claire. Elle évoque « les interventions du Défenseur des droits » et les « inquiétudes de la Haut-Commissaire aux droits de l’homme de l’Organisation des Nations unies ». Elle souligne la « multiplication des blessés graves, notamment par énucléation », conséquence, pour les auteurs, de l’évolution de la doctrine et de l’équipement des policiers. Les auteurs ne se privent pas de rappeler les mots de « grands flics ». Ceux, connus, de Maurice Grimaud : « Frapper un manifestant tombé à terre, c’est se frapper soi-même » (29 mai 1968) ou ceux plus anciens, et délicieusement désuets du commissaire Lemaire (Mémoire sur la police de Paris, 1770). S’agissant des rapports quotidiens avec la population, la « police doit s’efforcer d’agir par des avertissements, des corrections douces et salutaires ». Ce qui, traduit en termes socio-historiques actuels, devient « la légitimité de la police républicaine repose sur la maîtrise des passions et la régulation proportionnée des réponses répressives qu’elle doit apporter aux foules en colère comme aux individus ‘égarés’ » (p. 638). Par ailleurs, les auteurs n’oublient pas que la responsabilité du pouvoir politique est fondamentale dans les choix opérés et première dans la réalisation des missions de la police.

Ce livre n’évite pas les « enjeux contemporains » et c’est tant mieux mais son intérêt ne saurait être réduit à une réflexion sur ceux-ci. Ce travail d’équipe porte sur un sujet, longtemps délaissé par les historiens car parfois jugé « sale » : la police, les polices. Les auteurs ont fait le choix de la longue durée, des guerres de religion à nos jours. Sont étudiées les polices en métropole mais aussi dans les colonies ou les actuels départements et régions d’outre-mer avec quelques éclairages (rares toutefois) au-delà de nos frontières. De plus, c’est un beau livre, richement illustré avec une iconographie de qualité et des documents écrits bien choisis. Enfin, des figures de flics de légende sont évoquées ou citées : Sartine, Vidocq, le préfet de police Louis Lépine, les brigades du Tigre… Les « affreux » : ne sont pas oubliés : justement célèbres (Cartouche, Mandrin, la bande à Bonnot) ou en partie mythifiés (Apaches, blousons noirs). Ajoutons que cette collection dirigée par Joël Cornette propose en fin d’ouvrage une partie intitulée « Atelier de l’historien » qui présente des pistes de réflexion ou de recherches : historiographie de cette question, place des policiers et des gendarmes dans la fiction populaire (passionnant objet), polices et colonies (question en débat), place des femmes dans ces métiers (dont le nombre s’accroît, « par le haut »).

Un certain nombre de questions traversent l’ouvrage. Comment sont nées les polices ? Quelles ont été les différentes forces de police ? Comment ces forces se sont professionnalisées ? Qui les a dirigées ? Quelles étaient leurs missions ? Comment celles-ci ont évolué ? Mais aussi qui sont les policiers ? Quelle idée se font-ils de leur métier ? Quels rapports entretiennent-ils avec les populations auxquelles ils sont confrontés ?

Dans une première partie, des guerres de religion à la Révolution française, Vincent Milliot, professeur à Paris 8, présente les évolutions des polices sous l’Ancien régime. Longtemps, la sécurité et le maintien de l’ordre social sont assurés par des forces diverses : maréchaussée, polices municipales, armée, agents de la Ferme générale, commissaires… Avec Colbert s’affirme ce que cet auteur appelle la police classique : rôle plus important de la monarchie, volonté d’uniformisation par des règles communes jusque dans les possessions d’outre-mer (Code noir), développement de la maréchaussée, création de la charge de lieutenant général de police à Paris… Mais aussi recours à des auxiliaires de police et aux « mouches ». Le 18ème siècle voit une action plus soutenue des polices dans le domaine de la censure. « L’œil de la police » (p. 126) se renforce avec un développement de la « mémoire de papier » (p. 130) et des archives policières. Les réformes libérales de la fin du siècle provoquent une envolée des prix des grains d’où des « émotions » liées à celle-ci. Le « pacte nourricier fondateur » est remis en cause. La population peut-elle encore faire confiance à la monarchie et à sa police (p. 194-195) ?

Vincent Denis, maître de conférences à Paris I, étudie les années 1789-1830, « Le temps des révolutions ». Pour le maintien de l’ordre, la Révolution fait d’abord le choix de créer une nouvelle police : les gardes nationaux, liés aux municipalités aux choix politiques parfois divergents. Puis l’armée et la gendarmerie voient leur rôle répressif se consolider à partir du Directoire. Le rôle de l’État central dans la police se développe, symbolisé par la naissance du ministère de la Police générale, en 1796, voué « à une police d’ordre et à la défense de l’État » (p. 273). Il s’agit de surveiller la société, la population. Contrôle des populations, répression des opposants et censure de la presse sont renforcés par Napoléon Bonaparte qui rétablit aussi l’esclavage. Cette surveillance politique n’empêche pas, quelques décennies plus tard, le renversement de Charles X.

Les années 1830-1930, « Un siècle d’affirmation policière », sont abordées par Arnaud Houte, professeur à Sorbonne-Université. Au-delà des changements de régime, les polices se renforcent et se professionnalisent. Dans les campagnes, les gendarmes jouent un rôle de plus en plus important mais leur figure paraît plus débonnaire. Les colonies, elles, voient l’armée avoir encore une action répressive majeure. Par ailleurs, un processus de modernisation s’affirme : la fin du 19ème siècle est marqué par les débuts de la police scientifique et Clemenceau annonce, en 1907, la création de brigades régionales de police judiciaire, les fameuses « brigades du Tigre », mobiles et dotées d’automobiles. Les manifestations de rue ou les grèves peuvent, cependant, même sous la Troisième République, subir une violente répression, comme à Fourmies le 1er mai 1891 ou dans les années 1920-1930. Violence qui débouche parfois sur la mort de manifestants.

Pour présenter les « crises et transformation des forces de l’ordre des années 1930 à nos jours », Emmanuel Blanchard pose la question du « malaise des polices ». Plusieurs questions nous semblent particulièrement intéressantes dans cette étude. Quelle a été l’attitude de la police, des policiers pendant la Seconde Guerre mondiale ? Quels furent leurs choix : attentisme, collaboration, résistance, passage de l’un à l’autre ? L’auteur évoque les résistants mais aussi ceux qui firent le choix de la collaboration. Il corrige au passage le discours de Jacques Chirac, de juillet 1995, qui minimisait le nombre de policiers et gendarmes ayant participé à la rafle du Vél’ d’Hiv[1]. Les violences policières lors des manifestations ne sont pas un phénomène nouveau. Elles ont été plus fortes pendant la guerre d’indépendance algérienne notamment quand les manifestants étaient d’origine arabe ou kabyle : répression contre une manifestation le 14 juillet 1953, noyés du 17 octobre 1961, morts à Charonne en 1962. Elles ponctuent les manifestations depuis les années 1960 : brutalités policières des 3 et 11 mai 1968, mort de Vital Michalon à Creys-Malville (1977), de Malik Oussekine en 1986, de Rémi Fraisse à Sivens en 2014 ou lors des manifestations de gilets jaunes pour les plus connues[2]. Un autre point a retenu notre attention c’est celui des interactions quotidiennes avec les jeunes Français issus de l’immigration, en particulier dans les quartiers dits populaires dans lesquels le chômage est important. L’auteur souligne le décalage, social, culturel et de vécu, entre les policiers et les habitants de ces quartiers d’où un manque d’empathie envers ceux qui vivent la misère sociale. Décalage d’autant plus grand que le pouvoir politique a donné la priorité à la répression, à la lutte contre la drogue et au « chiffre ». Par ailleurs, nombre de ceux qui rejoignent les rangs de la police le font en pensant rejoindre de prestigieuses unités alors que leur quotidien est en grande partie fait de routines et que leurs missions ne sont pas forcément celles qu’ils imaginaient.

Un ouvrage riche qui mérite qu’on y revienne pour approfondir tel ou tel aspect. Avec une iconographie soignée et qui peut permettre d’aborder des questions contemporaines en histoire ou en EMC. Ceux qui voudront approfondir le sujet pourront pour le 20ème siècle lire une parole « indigène » et républicaine avec le livre de Bernard Deleplace (ancien syndicaliste policier) Une vie de flic, publié en 1987, ou élargir leur horizon en voyant comment la question du maintien de l’ordre lors des manifestations est traitée dans d’autres pays avec l’ouvrage d’Olivier Fillieule et Donatella Della Porta (sous la dir. de) Police et manifestants. Maintien de l’ordre et gestion des conflits, (Les Presses de Sciences po).

[1] Jacques Chirac affirme dans son discours que « quatre cent cinquante policiers et gendarmes français, sous l’autorité de leurs chefs, répondaient aux exigences des nazis ». Pour l’auteur, qui s’appuie sur les recherches de Serge Klarsfeld ils furent près de 4500, à y participer en réalité (p. 514-516), ce qui n’est pas du tout pareil.

[2] Un rescapé de la rafle du Vél’ d’Hiv, Maurice Rajsfus, journaliste et militant, décédé le 13 juin 2020, auteur en 2002, d’un ouvrage sur celle-ci dans la collection Que sais-je ? a consacré de nombreux ouvrages à la question des violences policières. On lira avec intérêt la notice biographique que lui a consacré le Maîtron.