Décédé en 2005, Olivier Dollfus acheva sa carrière universitaire en tant que professeur émérite à Paris-VII. Il la débute en tant que spécialiste des milieux montagnards, notamment des Andes et de l’Himalaya. Il joue, à partir des années 1980, un rôle pionnier dans la définition (« système-monde », 1984) et dans la constitution en objet d’étude (en collaboration avec R. Brunet Mondes nouveaux, 1990) de la mondialisation. En 1997, paraît La Mondialisation, synthèse de la réflexion d’Olivier Dollfus et ouvrage fondateur sur cette question. C’est cet ouvrage, dans sa 3e édition, que proposent les Presses de Sciences Po dans la bien nommée Bibliothèque du citoyen. Une préface de Jacques Lévy retrace le parcours scientifique d’Olivier Dollfus et précise son apport à la connaissance de la mondialisation.
Dans son introduction, O. Dollfus fait le constat d’une accélération des changements (démographiques, économiques, politiques, technologiques ou encore identitaires) depuis les années 1950. Ces changements induisent, à la surface de la Terre, une plus grande diversité tandis que la mondialisation, en tant que phénomène d’uniformisation progressive d’un espace d’échanges à l’échelle mondiale, joue un rôle inverse. Il en vient donc à se demander si nous ne serions pas en train d’assister à un « basculement du monde », une catastrophe systémique, c’est-à-dire à l’élaboration d’un nouveau système.
La mondialisation oblige à renouveler les « points de vue, [les] points de méthode » (chapitre 1). En effet, O. Dollfus considère le monde comme un « méta-espace », c’est-à-dire comme un système englobant qui joue un rôle de transformation et / ou d’évolution des autres systèmes. Avec la mondialisation, les sociétés humaines apprennent à redécouvrir la Terre, avec ses contraintes (espace fini, rotondité). Les hommes ont ainsi adapté leurs mesures du temps et de l’espace à cette nouvelle échelle et pris conscience de leur impact sur la biosphère. O. Dollfus tire les conséquences et mesure les limites de cette prise de conscience. Elle nécessite une réhabilitation du temps long dans les décisions politiques et économiques. Selon lui, ces nécessaires changements se heurteront à des résistances liées aux reconversions économiques mais aussi aux différents rapports des sociétés à leur environnement. La conférence des Nations Unies de Bali sur le changement climatique (3-14 décembre 2007) a récemment illustré toute la pertinence de cette analyse.
Dans le chapitre 2 « Le monde en ses lieux », O. Dollfus s’attache à montrer comment et pourquoi la mondialisation est source d’inégalités spatiales. Selon lui, elle résulte avant tout liée de la capacité inégale des lieux du monde à intégrer, à « internaliser » les processus de cette mondialisation. Les lieux par excellence de cette internalisation sont les mégalopoles parce qu’elles articulent des lieux de même rang ainsi que des lieux de rangs inférieurs d’une même région. Les transports jouent un rôle crucial dans la mise en place de cet « archipel », non seulement par la mise en relation des métropoles entre elles mais aussi par la connexion de ces métropoles avec le niveau local. Ces points d’articulation de la mondialisation que sont les métropoles contribuent également à estomper les échelles comme elles redessinent les contours et les limites de la ville et de la campagne.
Dans le chapitre 3 « Permanence des lieux et changement de sens », O. Dollfus s’attache à montrer la profondeur historique, sociale ou encore symbolique des lieux de la mondialisation. Il illustre de manière très convaincante le rôle des héritages dans la permanence de ces lieux. Le phénomène de réinterprétation des héritages par la mondialisation est à l’œuvre dans de nombreux domaines. O. Dollfus en fait un exposé particulièrement lumineux en ce qui concerne les héritages symboliques. Certains lieux ont ainsi une dimension mondiale conférée par un héritage peu redéfini par la mondialisation (lieux de pèlerinage par exemple). Ill n’en est pas de même pour d’autres dont l’identité est confirmée ou créée par la mondialisation, de manière pérenne (sites du patrimoine mondial de l’UNESCO) ou temporaire (manifestations sportives ou culturelles).
Le chapitre 4 « Distances et localisations » affirme toute l’actualité d’une approche géographique de la mondialisation par l’importance accordé au « sens et [à] la valeur des lieux ». Il rappelle que les progrès réalisés dans les communications et les transports n’ont aboli ni les distances ni la « rugosité » de la Terre. Les contraintes liées à la localisation ainsi qu’à la rentabilisation des infrastructures conduisent en effet à un certain déterminisme dans les implantations. Le coût et la durée de réalisation de ces infrastructures créent un effet d’inertie et accélèrent la constitution d’oligopoles. La mise en place de réseaux de transport, de communication mondiaux est donc source d’une forte différenciation spatiale. Les réseaux constitués contribuent à accentuer les effets d’agglomération qui profitent surtout aux grandes métropoles. Les lieux n’ont donc pas la même valeur et sont des « biens situés » (J. Lévy) que les acteurs de la mondialisation, firmes transnationales en tête, mettent en concurrence dans un « marché des lieux ».
Après avoir souligné l’effacement des échelles, O. Dollfus propose une autre lecture de l’espace géographique dans le chapitre 5 consacré aux « niveaux majeurs et [aux] grandes aires. Selon lui, la logique des réseaux prime sur celle des territoires. Ces derniers sont moins adaptés à la mondialisation. Il privilégié donc une lecture en niveaux (local, régional, mondial) ; chacun d’entre eux dispose d’une forme d’utilisation de l’espace, de mesures du temps et de l’espace spécifiques. Il insiste sur le fait que la mondialisation n’a en aucune manière entrainé une disparition des échanges directs, des relations de voisinage ou de proximité. Au contraire comme en témoignent les paradis fiscaux qui ont en commun avec leurs principaux clients un même fuseau horaire.
Dans le chapitre 6, O. Dollfus analyse les « acteurs dans les champs de la mondialisation ». Ces champs s’ordonnent autour de la figure de l’Etat selon les logiques distinctes voire opposées des territoires (champ international) et des réseaux (champ transnational). L’Etat demeure un acteur de la mondialisation. Jamais le nombre des Etats n’a été aussi nombreux. D’autre part, ils gardent d’indéniables moyens d’intervention (monnaie, fiscalité, formation et recherche, appui aux entreprises, …). Cependant, O. Dollfus insiste sur l’inadéquation croissante des Etats dans la mondialisation. Le modèle libéral conduit ceux-ci à se désengager de certains secteurs. L’Etat est par ailleurs concurrencé par d’autres acteurs. Ces derniers peuvent être animés d’une logique transnationale qui « déborde » l’Etat par le haut (firmes transnationales, organisations non gouvernementales, …). Ils peuvent aussi contester l’Etat de l’intérieur (séparatistes, terroristes). O. Dollfus insiste sur la croissance du champ transnational (transmissions numériques, mise en place de politiques plus libérales dans le cadre du GATT puis de l’OMC). Cependant, il insiste sur l’importance d’une articulation entre les champs nationaux / internationaux et transnationaux dans la définition de la puissance des acteurs de la mondialisation. Il cite en exemple le sport de haut niveau. La vitalité des clubs de football professionnel anglais qui contraste avec l’élimination récente de l’équipe nationale du Championnat d’Europe des Nations montre toute l’actualité de cette thèse. Enfin, il dresse une rapide typologie des acteurs transnationaux valorisés ou créés par la mondialisation.
O. Dollfus s’appuie ensuite sur des études de cas, pour certaines issues de ses propres recherches, pour montrer les interactions induites par la mondialisation entre les différents niveaux locaux et mondiaux. Cette complexité le conduit dans le dernier chapitre à s’interroger sur l’importance et l’articulation de ces deux niveaux. Il postule que selon les niveaux d’observation, le sens accordé aux différents phénomènes n’est pas le même. Il le met en évidence à travers deux enjeux de taille pour l’Humanité au XXIe siècle, celui de son alimentation et celui de la préservation de son environnement. Il montre ainsi que la prise de conscience du changement climatique est une conséquence de la mondialisation (formation d’une communauté scientifique mondiale, développement des moyens de communication et d’investigation scientifiques) mais que sa perception évolue du niveau local au niveau mondial.
Dans sa conclusion, O. Dollfus revient sur la question d’un « bouleversement du monde ». En l’absence de politiques de régulation, le monde pourrait être conduit à une « catastrophe » qui selon la théorie systémique mènerait à une recomposition du système. Sa conclusion n’est pas catégorique et traduit même une note d’espoir.
Dans l’attente des nouveaux programmes, la mise en conformité avec le socle commun des connaissances et des compétences a mis en classe 3e la question de la mondialisation au cœur du programme de géographie. L’ouvrage d’Olivier Dollfus peut dans une large mesure permettre une révision réussie de notre enseignement.
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