Dans ce volume de la Documentation Photographique, Éloïse LIBOUREL, agrégée, docteure en géographie et professeure en classes préparatoires, fait le point à la fois sur les moyens de mesurer et comprendre des inégalités protéiformes mais aussi sur les acteurs et les actions mises en place pour faire face à ces enjeux aussi bien planétaires que locaux.
« Le point sur »
Au sein des disciplines qui étudient les inégalités, la géographie joue un rôle premier et pivot. En effet, elle étudie l’ensemble des formes d’inégalités en faisant appel à une compréhension des facteurs et des enjeux, appuyée sur des méthodes et des sources pluridisciplinaires (économie, sociologie, démographie…). En tant que discipline qui étudie l’espace des sociétés, la géographie s’intéresse spécifiquement à la répartition des phénomènes liés aux inégalités dans l’espace. La prise en compte des inégalités territoriales est essentielle parce qu’elle sont à la fois la traduction spatialisée des inégalités économiques et sociales et un facteur clé de compréhension de ces inégalités.
Les inégalités s’expriment en termes de revenu et de richesse, en termes de genre, handicap, couleur de peau, religion si cela engendre des discriminations ou encore en termes d’accès aux ressources, d’exposition aux risques. Ces différentes dimensions se combinent le plus souvent dans les territoires. Afin de les comprendre et de les rendre perceptibles et objectivables, il existe des indicateurs (PIB/hab, IDH,…). Ce sont ces mesures qui servent de fondement à la plupart des représentations cartographiques des inégalités qui associent un indicateur à une maille territoriale. Mais elles ont de réelles limites. Elles échouent à rendre compte de la traduction territoriale des inégalités et de leur perception par les populations. Il est donc important, en géographie, de prendre en compte la dimension qualitative des inégalités, qui peut être approchée par différentes sources qui vont de l’observation et des images (photographies en particulier) aux récits et entretiens, en passant par les cartes mentales…
La pluralité de ces représentations souligne la nécessité de varier les indicateurs (quantitatifs et qualitatifs), et les échelles d’analyse. La spatialisation reste une dimension absolument essentielle dans la démarche géographique. Le changement d’échelle est alors une clé de lecture de la question car elle permet d’en percevoir la très grande complexité. Peuvent être alors mobilisées les notions d’espace vécu (Frémont), d’habiter (Stock et Lazzarotti) ou d’espace proche. Des niveaux de revenus différents influent en effet sur les pratiques quotidiennes de l’espace des ménages, un ménage plus aisé pouvant se permettre davantage de loisirs ou des mobilités plus nombreuses qu’un ménage plus modeste.
Les inégalités sont globalement croissantes. La démographie peut en être un révélateur. Par exemple, le processus de transition démographique permet d’observer les inégalités de développement. Il existe en effet une corrélation entre la position des États dans le schéma de la transition démographique et leur degré de développement. Les inégalités sont aussi une problématique centrale du développement durable, intégrant la question de la justice environnementale de l’échelle internationale à l’échelle intra-urbaine. Enfin, la mondialisation produit et s’appuie sur des inégalités. Les inégalités territoriales, que se soit l’inégale répartition des ressources ou les inégalités de niveau de vie, sont exploitées selon le principe de la Division Internationale des processus de production. Cette mondialisation est l’origine d’importants flux de personnes.
On peut distinguer plusieurs inégalités. D’abord, la question des inégalités d’accès aux ressources est essentielle. Leur inégale répartition peut se traduire par un renforcement des inégalités socio-économiques à toutes les échelles. Les inégalités peuvent aussi concerner un bien de première nécessité pour boire, l’eau étant au centre d’enjeux sanitaires majeurs. Les inégalités d’accès à l’eau témoignent aussi du statut social et de richesse et elles recoupent les inégalités de genre – ce sont les femmes et les filles qui supportent l’essentiel de la charge liée à la collecte d’eau. Étroitement corrélées à l’accès à l’eau et à la nourriture, les inégalités d’accès à la santé sont également une question majeure à toutes les échelles. Les facteurs d’inégalités de santé sont multiples : environnementaux, socio-professionnels ou économiques. Les politiques publiques peuvent permettre de réduire ces inégalités en améliorant le système de soins, mais aussi en éduquant les populations pour améliorer l’accessibilité cognitive à la santé et la prévention des principales maladies. Par ailleurs, les inégalités environnementales sont largement liées au mode de vie, mais aussi au lieu de vie des populations, en particulier lorsque l’environnement est urbain et fortement anthropisé. Avec les changements globaux, les inégalités environnementales tendent à s’accroître. A l’échelle mondiale, les effets du changement climatique sont toutefois inégalement répartis. A plus grande échelle, les populations les plus aisées sont souvent les mieux protégées tandis que les populations les plus précaires sont les plus exposées. Les inégalités environnementales sont enfin révélatrices des grands équilibres géopolitiques mondiaux. Les États dont les populations sont les plus menacées par le changement climatique sont aussi ceux dont la voix compte le moins sur la scène internationale. A des échelles plus fines, les minorités, confrontées à des choix étatiques souvent davantage guidés par l’intérêt économique que par celui de la préservation de l’environnement et des modes de vie des habitants, connaissent des situations difficiles.
Les villes, en tant que lieux de concentration des fonctions, des habitants, des activités et des interactions, sont des espaces où les inégalités sont particulièrement présentes et visibles. Leur organisation fait ressortir des centres et des périphéries, voire des juxtapositions de quartiers aux caractéristiques socio-économiques très dissemblables. Sur le plan spatial, cela se traduit par une séparation physique des lieux de résidence des groupes sociaux dans l’espace urbain. Cela peut aller jusqu’à des logiques de marginalisation, voire d’exclusion urbaine. Sur le plan social, les habitants sont de plus en plus absents des processus de prises de décision et, de ce fait, peuvent se sentir aliénés dans un cadre de vie qui ne correspond pas à leurs besoins individuels et collectifs. Le droit à la ville (Lefevre) invite à considérer l’urbain comme un fait social et politique, et non pas seulement comme la matérialité de la ville. Dès lors, le droit à la ville recouvre le droit au logement, la participation citoyenne et des choix en matière d’aménagements, de mobilités, d’activités, de développement économique… Les villes peuvent donc être le terrain d’expérimentations des politiques d’aménagement par différents acteurs pour tenter de répondre aux inégalités.
Les mobilités peuvent être des révélateurs d’inégalités, mais aussi des amplificateurs de ces inégalités. Les migrations Nords-Suds mettent au jour, de manière parlante et médiatisée, les inégalités économiques entre des pays des Nords développés et des pays des Suds en développement. Pourtant 78 à 80% des flux migratoires s’inscrivent dans une même aire régionale. Les migrations révèlent donc certes des différences économiques majeurs à l’échelle mondiale, mais surtout à d’autres échelles, plus grandes. Elles sont surtout continentales ou régionales, exploitant de légers différentiels de situation économique, sociale ou politique entre pays voisins. A des échelles intermédiaires, les évolutions économiques et démographiques donnent lieu à des mobilités résidentielles. A très grande échelle enfin, l’inégal accès à la mobilité repose sur différents déterminants, qui peuvent se cumuler. Les mobilités quotidiennes quant à elles sont souvent la traduction d’un certain nombre d’inégalités, parce qu’elles témoignent de l’impossibilité pour certains d’habiter à proximité de leur lieu de travail et le choix, pour d’autres, d’une localisation résidentielle excentrée mettant l’accent sur les aménités. Afin de réduire ces inégalités, les politiques de transport et de mobilité peuvent être mises en œuvre.
Aussi, pour lutter contre les inégalités liées à l’inégale répartition des ressources, mais surtout à son inégale captation, issue de l’exploitation de ces ressources, les États ou les autorités régionales et locales peuvent mettre en place des politiques publiques, plus ou moins efficaces. La réduction des inégalités et la quête d’une justice sociale et spatiale peuvent également passer par des initiatives privées ou par l’implication d’acteurs privés-entreprises ou ONG.
« Thèmes et documents »
Elle illustre concrètement les points théoriques développés dans la première partie. Elle se divise en quatre chapitres : Comment appréhender les inégalités ?, Des inégalités croissantes, Des inégalités protéiformes et Faire face aux inégalités.
Les indicateurs (p.18-19) destinés à chiffrer les écarts de richesse ou de développement permettent des comparaisons, souvent à petite et moyenne échelle mais ils présentent des limites importantes notamment pour représenter la pluralité des réalités économiques et sociales à des échelles plus fines. Comme dans l’exemple de la Méditerranée (p.20-21), il faut donc croiser les documents et les sources. La mesure qualitative des inégalités parait aussi nécessaire (p.22-23) comme l’essai de quantification du Bonheur National Brut.
La dernière phase de la mondialisation (p.26-27), comme processus d’intensification des échanges économiques, des flux de biens, de personnes et d’informations à l’échelle mondiale, s’appuie sur l’existence d’inégalités. Elle est aussi à l’origine de certaines inégalités entre populations connectés ou en marge, provoquant ainsi de nombreuses migrations (p.28-29) à toutes les échelles. Elle est aussi à l’origine de l’accroissement des inégalités environnementales et climatiques (p.32-33). Le concept de « racisme environnemental » est présenté, tout comme les discriminations subies par certaines minorités ethniques comme les Rohingyas (p.34-35).
Les inégalités sont protéiformes : éducation (p.40-41), de genre (p.42-43), santé (p.44-45), nourriture (p.46-47), eau (p.48-49), énergie (p.50-51)… Les mobilités choisies ou subies (p.52-53) sont révélatrices de ces différentes formes d’inégalités.
Plusieurs propositions pour faire face à ces inégalités sont ensuite présentées. A l’échelle mondiale, une aide publique au développement (p.54-55) est organisée par les États mais aussi par des ONG ou des acteurs privés (p.56-57). Des politiques de discrimination positive (p.58-59) ou d’application du droit à la ville (p.62-63) sont d’autres exemples.
Complété par une rapide bibliographie, ce volume de la Documentation Photographique fait le point sur les inégalités dans le monde. Son intérêt principal est de montrer la plus-value de l’étude des inégalités par la géographie. Ainsi de nombreuses branches de la géographie peuvent être mobilisées : géographie sociale, géographie économique, géographie du développement, géographie de l’environnement et même géopolitique. La particularité de l’analyse spatiale et de l’enchevêtrement des échelles doit en effet bien être un des objectifs prioritaires de l’enseignement de la géographie, dont l’étude des inégalités est transversale dans le secondaire.