Le Mouvement social s’intéresse décidément beaucoup à l’histoire des soldats et de la guerre. Il y consacre cette fois-ci un numéro spécial où est abordée la « question de la santé des soldats », « entrée propice à une histoire sociale de la guerre » (p. 3). Sans surprise, ce numéro spécial prend la forme d’une collection d’études de cas mises en perspective par un éditorial rédigé par les directeurs, Jean-François Chanet, Claire Fred et Anne Rasmussen, et intitulé : « Soigner les soldats : pratiques et expertises à l’ère des masses. » Le dossier réuni porte principalement sur le XIXe siècle, même si les articles de Vincent Viet, « La loi de 1898 sur les accidents du travail à l’épreuve de la Grande Guerre », et celui d’Alexandre Sumpf, « Réhabiliter les invalides russes de la Grande Guerre, 1912-1927 », permettent d’inclure la Première Guerre mondiale et ses conséquencesLe sommaire complet et les résumés des articles sont disponibles en libre accès sur le site CAIRN : https://www.cairn.info/revue-le-mouvement-social-2016-4.htm.
Trois axes de réflexion ont été privilégiés par les auteurs : les « effets cognitifs que produisent les questions de santé quand elles sont confrontées à la sphère militaire » ; « La constitution d’une identité et d’une culture médico-militaires » ; « L’extension du champ de la prise en charge, de la prévention jusqu’à la réhabilitation dans l’après-guerre ».

Guerre et progrès médical

Les auteurs abordent le thème classique des liens entre les grands conflits et les progrès de la médecine, sans établir un lien de causalité simple entre les premiers et les seconds comme on le fait généralement : « Si les articles réunis dans ce dossier n’adoptent pas cette focale traditionnelle de la guerre productrice d’innovations médicales et sanitaires, la plupart questionnent toutefois le champ d’expérimentation qu’offre une campagne militaire. Les auteurs examinent la situation de guerre comme un cadre expérimental, voire un « laboratoire » de technologies médicales, sanitaires ou managériales qui peuvent, soit survivre au conflit en étant acculturées dans d’autres contextes, soit ne constituer qu’une parenthèse adaptée à des conditions non reproductibles. » (p. 14-15)
Dans « Médecines humaine et animale dans la guerre de Sécession », Kathryn Shively Meier montre par exemple comment les hôpitaux de campagne ou les hôpitaux militaires ont servi de lieu de formation et d’expérimentation pour les médecins américains : « Les hôpitaux de campagne (le plus souvent logés dans des bâtiments réquisitionnés, des tentes, ou même à ciel ouvert à l’arrière du front) et les hôpitaux généraux (d’immenses établissements comprenant plusieurs pavillons dans les principaux dépôts) font de l’Union et de la Confédération le siège d’expériences cliniques qui, jusqu’alors, ne pouvaient pour ainsi dire être faites qu’à l’étranger. Sous la direction d’une élite de médecins, ces hôpitaux font la promotion des mêmes principes scientifiques qu’en France, avec l’avantage de rendre possible une pratique difficile à mettre en œuvre dans les écoles parisiennes du fait d’un trop grand nombre d’étudiants. Des médecins américains issus de régions reculées peuvent ainsi y essayer des approches thérapeutiques nouvelles ou peu répandues. » (p. 53)

La constitution d’une communauté professionnelle

Dans le contexte de naissance de la « guerre moderne » et de massification du recrutement des armées avec la généralisation de la conscription, la médecine militaire se professionnalise. Cette professionnalisation peut prendre un caractère transnational comme le montre Ken Daimaru à propos du débat sur la balle « humanitaire » qui apparaît dans le contexte de la naissance d’une nouvelle spécialité au sein de la médecine militaire, celle de la « balistique lésionnelle ». Alors que les armes à feu des armées européennes se modernisent, ce qui se traduit notamment par une réduction du calibre des cartouches et la transformation de leur fabrication (chemise métallique, en particulier), des médecins européens mènent des recherches de plus en plus précises sur les lésions internes causées par les blessures par balle. Ils constatent que les nouvelles munitions utilisées par les armées européennes causent des blessures moins graves, ce dont se fait écho en 1905 un article de L’Illustration cité par Ken Daimaru en ouverture de son article : « Mince, longue, légère, coquette, revêtue de son résistant manteau d’acier ou de maillechort poli, la balle moderne [rend la] mortalité moindre, [la] guérison plus rapide des blessures, [les] infirmités consécutives moins considérables, telles sont les trois raisons qui nous permettent de donner au projectile de petit calibre le qualificatif, un peu étrange, de balle humanitaire. » (p. 93)
Ces recherches en « balistique lésionnelle » trouvent un écho au Japon où sont connus et traduits depuis le début du XIXe siècle au moins les travaux des médecins européens. A la fin du XIXe siècle, les médecins de l’armée impériale cherchent aussi à mieux connaître les effets des blessures par balle afin de mieux les soigner. Ken Daimaru montre notamment comment la guerre sino-japonaise de 1894-1895 a pu servir de terrain d’expérimentation « en donnant aux chirurgiens japonais la première occasion de se confronter aux blessures des balles modernes dans des conditions réelles. » (p. 102)
Assez naturellement, les militaires ne satisfont pas de la « balle humanitaire » comme le montre Ken Daimaru dans une dernière partie de son article : « Si l’idée de la bénignité relative des blessures par fusil moderne est généralement acceptée par la communauté médicale, elle ne fait en revanche pas l’unanimité des contemporains. À la fin du XIXe siècle, deux tendances s’opposent sur la notion d’efficacité des blessures que l’on cherche à infliger. Si certains considèrent préférable de blesser, plutôt que de tuer un soldat ennemi car un blessé monopolise plus de ressources logistiques, d’autres notent, en se référant aux campagnes coloniales, que les effets des balles de petit calibre sont moins dissuasifs que prévu. […] Le rétablissement jugé trop rapide de l’ennemi sur le champ de bataille conduit notamment les officiers britanniques de l’armée des Indes à réaliser de nouvelles expériences, en supprimant l’enveloppe de nickel à l’extrémité de la munition. Le projectile, modifié pour accroître la gravité des blessures, produisait des effets proches de ceux produits par les balles explosibles [ utilisées avant la mise au point de la « balle moderne »] : un orifice d’entrée étroit, un énorme orifice de sortie, un trajet en forme d’entonnoir évasé du côté de l’orifice de sortie. Sur ce trajet, les parties molles et les os sont déchirés ou détruits. » (p. 104-105) Ces expériences donnent naissance à la « balle dum-dum » dont l’utilisation crée une controverse qui oppose en particulier des médecins allemands à des médecins anglais en 1898. Les premiers en demandent l’interdiction, ce qui est entérinée par la Conférence internationale de la paix réunie à La Haye en 1899.
Cette étude sur la « balle humanitaire » met notamment en évidence le renforcement du rôle des médecins militaires au sein des armées au tournant des XIXe et XXe siècles : « Les discours relatifs à la « balle humanitaire » font apparaître un leitmotiv chez les chirurgiens militaires au tournant des XIXe et XXe siècles. Au cours de cette période, de plus en plus de médecins participent, au sein des appareils militaires, à l’anticipation des plaies de guerre que les armes occasionneront et à l’optimisation des effets du feu, dans un but à la fois curatif et vulnérant. Leur emprise s’est progressivement accrue avec l’extension de leurs interventions dans la recherche militaire, qui les font collaborer aux dégâts auxquels ils participaient par leur vocation à réparer. L’évolution technologique des armements a suscité l’inquiétude dans la corporation des médecins de guerre, mais elle a également assis leur légitimité, dans la mesure où ces derniers participaient désormais davantage aux expérimentations qui les concernaient. » (p. 108)

L’extension du champ de la prise en charge, de la prévention jusqu’à la réhabilitation

Au XIXe siècle, les chefs des armées européennes sont de plus en plus soucieux de la santé de leurs troupes, ce qui ne limite pas à la prise en charge des blessures de guerre. Comme le soulignent Jean-François Chanet, Claire Fredj et Anne Rasmussen dans leur éditorial, le champ d’intervention de la médecine militaire s’élargit largement : « Au confluent des savoirs normalisés dont la guerre fait l’objet, étayés par les armes savantes et les grands corps militaires depuis le XVIIIe siècle, et des savoirs de l’hygiène publique et de l’administration sanitaire des collectifs de population, un champ d’expertise médico-militaire s’institutionnalise, par la voie de la formation et de la professionnalisation. Il lui incombe, comme sous l’Ancien Régime, d’assurer le soin des blessés et malades, mais également, de façon nouvelle, dans la logique de la nation armée, de prendre en charge la prévention sanitaire, le maintien en santé des troupes et leur entretien en condition opérationnelle. » (p. 4) Dans de domaine, la guerre de Crimée joue un rôle essentiel. Comme les morts de maladie ont été bien plus nombreux que les morts au combat, elle entraîne « une prise de conscience militaire, politique et publique, du poids des enjeux sanitaires sur l’issue des combats. » (p. 8)
Dès lors, les médecins militaires développent des stratégies de prévention des maladies au sein des armées, comme le montrent Anne Rasmussen, à partir l’étude du cas des hygiénistes militaires de l’armée français dans la deuxième moitié du XIXe siècle, et Claire Fredj à propos de la prise en charge du paludisme dans l’armée d’Afrique dans son article intitulé « Soigner une colonie naissante : les médecins de l’armée d’Afrique, les fièvres et la quinine, 1830-1870 ». Le sulfate de quiquine est mis au point en 1820 mais il faut plusieurs années pour que son efficacité soit admise par l’ensemble des médecins et son usage généralisé dans l’armée d’Afrique et parmi la population civile. Un des intérêts de l’article de Claire Fredj est du reste d’illustrer la porosité entre la médecine militaire et la médecine civile, les stocks militaires de sulfate de quiquine servant souvent, en Algérie, à soigner les populations civiles.