En fait, l’auteur aurait tout simplement pu intituler son film « le Coran, entre certitudes et hésitations ». Il est vrai que ce titre aurait été moins accrocheur car, chacun pense, à raison, trouver dans ce film une réponse à la question : « Alors le Coran est-il parole divine ou parole d’hommes ? »
Une question bien légitime puisque le Coran lui-même la pose en apportant évidemment la réponse. Dans plusieurs sourates, il est expliqué que le Coran en langue arabe est une réplique de l’archétype qui se trouve auprès de Dieu.
Or, le Coran précise également que le Prophète Mahomet était un « prophète illettré » la transmission s’est donc effectuée oralement ce que personne ne conteste.
Mais, comme le souligne avec force le film de Bruno Ulmer, si transmission orale il y a eu au début, il n’en demeure pas moins qu’aujourd’hui le Coran est avant tout un écrit. L’origine de cet écrit est également connue et incontestée. Il s’agit du Coran que le 3e Calife, Uthmân a fait écrire en l’an 647 après JC soit 15 années seulement après la mort du Prophète.
Si les circonstances de cette décision d’une écriture unique, universelle sont rapportées, les contours en sont toutefois flous et se situent dans cet espace entre « certitudes et traditions ».
C’est ainsi que Bruno Ulmer laisse tout au long de son film le spectateur s’approprier les données scientifiques récentes tout en évoquant les récits traditionnels afin que ce dernier soit en mesure de se forger sa propre opinion. Une opinion non sur la « parole divine » mais sur la manière dont celle-ci se manifeste à travers le Coran que chacun, aujourd’hui, peut acquérir dans une écriture unique et toujours identique quant à la version arabe. Car, les différentes traductions de nos jours, dans toutes les langues posent probablement autant de questions que celles qui ont prévalues à l’écriture du Coran d’Uthmân.
La trame sur laquelle est bâtie le film se présente comme une histoire et invite par la même le spectateur à se laisser guider aux temps du Prophète Mahomet jusqu’à celui de la rédaction définitive du Coran que nous connaissons aujourd’hui.
Sous le titre « Une histoire des origines », Bruno Ulmer après quelques images fortes nous présente le côté traditionnel du Coran, livre unique et universel de tous les musulmans. Mais rapidement, le rythme s’accélère. En 1972 à Sana’a au Yémen, le toit de la Grande Mosquée s’effondre. Une cache apparaît dans laquelle sommeillaient depuis des siècles des parchemins. Ce sont des fragments de Coran anciens. Leur datation au carbone 14 permet de les situer aux environs de l’an 680 après JC.
Bien que postérieurs à l’écriture du Coran par Uthmân (647 ap JC) ces pièces sont remarquables nous dit-on notamment parce qu’elles permettraient une première analyse comparative.
Des chercheurs européens se penchent donc sur ces écrits depuis lors et ont pu constater, pour la première fois, des séquences de sourates différentes de celles communément admises.
Non seulement l’organisation même du Coran est remise en cause, mais les chercheurs décèlent aussi qu’une écriture première a été effacée pour laisser la place à une deuxième écriture recelant des différences notoires.
Bruno Ulmer en déduit donc que le Coran, à l’instar des autres livres saints aurait donc eu une histoire. Délaissant le côté « révélation » et divin, l’auteur nous retrace le contexte historique dans lequel le Coran baignait alors.
Pour ce faire, le deuxième chapitre aborde « le temps de la révélation (610-632) ». Rappel historique sommaire mais précis, cette partie est un long commentaire appuyé d’images et de cartes très simplifiées souvent même d’une suite d’iconographies. L’essentiel réside dans le fait que le Coran transmis au Prophète Mahomet n’a pas connu de son vivant une forme scripturale officielle. Or, il semble que ceci s’est révélé être un véritable problème surtout après le décès de ce dernier car il coïncide justement avec l’agrandissement de l’emprise musulmane sur des terres de plus en plus lointaines.
C’est pourquoi, il est apparu indispensable, sous le règne du Calife Uthmân de procéder à la « rédaction officielle » d’un Coran unique, universel. C’est aussi l’objet du troisième chapitre intitulé : « Le Coran d’Uthmân ». Après avoir présenté les manuscrits les plus anciens dont nous possédons notamment à la Bibliothèque nationale de France un exemplaire, Bruno Ulmer donne la parole à François Déroche, Directeur d’Etude à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes. Ce dernier nous décrit l’ouvrage avec ses « formes scripturales » différentes car plusieurs copistes y ont contribué ; il nous renseigne également sur le type d’écriture relatif à un espace-temps très précis. Il souligne enfin que ces écrits pouvaient être source d’erreurs dans l’interprétation notamment c’est pourquoi il plaide pour une fonction d’aide mémoire et une fonction de parole divine immuable. L’essentiel étant encore la transmission orale, ces support scripturaux n’avaient d’autre fonction que de « rafraîchir » la mémoire si besoin était.
Après ces considérations scientifiques, Bruno Ulmer donne la parole à Ferid Heider, un Imam à Berlin lequel nous rapporte davantage la tradition. D’après lui, ce serait après des batailles particulièrement sanglantes au cours desquelles des compagnons du Prophète ont perdu la vie que la nécessité de préserver la parole divine par écrit serait apparue.
Avec la force d’un conteur, cet Imam nous replonge à l’époque de la rédaction « du » Coran cherchant à chaque fois la préservation du fil qui mène de la « parole révélée » à la sourate inscrite dans « nos » Coran.
Mais, le Coran allait, avec les Omeyyades, connaître une seconde phase de son histoire c’est ce que nous rapporte le troisième chapitre intitulé : « Le Coran au temps des Omeyyades (661-750) ».
Retraçant rapidement les oppositions entre chiites et sunnites exacerbées notamment par le transfert de la capitale à Damas, Bruno Ulmer place son premier jalon historique sur le fait que le Coran d’Uthmân a été reconnu officiellement comme seule référence scripturale de toute la communauté musulmane. Après cette première victoire, l’heure était venue de conquérir les terres africaines en grignotant l’influence byzantine mais surtout en « exportant » le Coran d’Uthmân dans ces nouvelles contrées pour poursuivre son caractère d’universalité. Et c’est à grands renforts d’archives d’époque commentées par François Déroche que le spectateur suit la « trace » de ces premiers conquérants musulmans qui ont contribué à la diffusion du Coran d’Uthmân.
Mais, la « réforme » la plus importante est attachée, nous dit Bruno Ulmer, au nom du Calife Abd al Malik (5e Calife) en 685. En effet, il prit le soin d’ordonner la vocalisation du texte coranique officiel du Coran d’Uthmân. Cette vulgarisation était devenue d’autant plus importante que les musulmans non arabisants étaient alors les plus nombreux et que l’on ne pouvait plus se suffire d’un Coran « aide-mémoire » aux interprétations multiples. Et comme le fit Uthmân avant lui, l’ensemble de l’aire musulmane en fut dotée. Et c’est cette dernière version que tous les musulmans du monde ont encore entre leurs mains aujourd’hui.
L’histoire du Coran est-elle pour autant close ?
Non d’après Bruno Ulmer. Dans le chapitre suivant il nous relate les travaux d’un chercheur allemand qui, dans les années 20, avait parcouru les pays à tradition islamique mais aussi les bibliothèques européennes pour y trouver « des Coran(s) ». Il a ainsi pu photographier des centaines de pages et de fragments qu’il s’apprêtait à étudier lorsque la guerre vint contrarier son projet. Ses archives auraient été détruites au cours d’un bombardement. Mais il n’en était rien. En fait elles avaient été dissimulées et n’ont été remise à jour qu’en 2007 pour les confier à l’unité de recherche Corpus Coranicum à Berlin, dirigée par le professeur Angelika Neuwirth. L’essentiel des recherches porte aujourd’hui sur une « compréhension-comparaison » de ces versions coraniques afin de saisir au mieux le message et le contexte dans lequel il a été révélé. Des musulmans et des non-musulmans y participent croisant leur savoir et leurs savoir-faire. Mais, rien n’est dit sur l’avancée de ces recherches. Et le film s’achève sur la récitation d’un verset par un imam traditionnel laissant le spectateur quelque peu sur sa faim…
Il n’en demeura pas moins que le DVD offre en outre trois interviews des trois personnes déjà citées dans le film. Le français François Déroche et l’imam allemand Ferid Heider prolongent en quelque sorte leur intervention du film. En revanche, Angelika Neuwirth nous livre dans son interview matière à réflexion.
En effet, elle estime qu’aujourd’hui deux camps s’affrontent. Celui de la tradition dans l’étude coranique et celui qui rejette toute base de véracité du texte coranique. Ainsi elle avance qu’aucune progression dans la connaissance ne pourra être faite tant que les bases de départ ne sont pas communes. Et c’est là qu’elle place son projet comme utile, comme le plus petit dénominateur commun pour entamer des recherches fructueuses. Elle nous dit qu’il faut dépasser la seule dimension du texte coranique pour aborder l’ensemble du contexte dans lequel la révélation d’abord puis l’écriture du Coran a eu lieu. Il faut aborder selon Angelika Neuwirth, les autres textes contemporains au Coran, qui témoigne du niveau de connaissance et de la culture des peuples auxquels s’adressait le Coran. Pour elle, le Coran ne serait pas seulement un texte religieux mais aussi un texte littéraire et artistique.
Son angle d’attaque lui permet, selon elle, de s’affranchir de l’idée que le Coran ne serait qu’un texte imitatif de la Bible. Il deviendrait donc un texte à part entière que l’on peut étudier.
Elle pense par ailleurs que le fait d’aborder le Coran comme un livre peut conduire à une erreur. Pour elle c’est essentiellement un message oral sans à priori, sans chapitres, sans construction préalable. Il s’agit donc d’un message religieux indépendant qu’il faut comprendre en le mettant en relation avec son contexte c’est-à-dire l’Antiquité tardive.
Un vaste programme donc qui invite à la réflexion.
En conclusion, comme le souligne Angelika Neuwirth, à l’heure de la mondialisation il serait grand temps que les chercheurs unissent leurs efforts pour faire avancer les recherches. Ce film saura, on l’espère, y contribuer. Mais au-delà, la recherche commune saura assurément faire reculer cette image négative et tenace de l’Islam et du Coran attachée aux extrémismes et aux actions sanglantes qu’ils engendrent. La route est encore longue nous dit Angelika Neuwirth mais l’apport de ce film constituera sans nul doute une pierre importante à la construction de ce savoir parce qu’il aura permis au plus grand nombre de s’en imprégner.
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