Georges Ayache nous offre ici un portrait du tournant des années 1950-1960 aux Etats-Unis, de la fin de l’ère Eisenhower à l’assassinat de J.F. Kennedy, à travers l’histoire du Rat Pack, une bande d’amis, cinq entertainers qui partageaient le goût du tabac, de l’alcool, des femmes, du jeu, de l’argent, du cinéma et du show. Deux crooners aux origines italiennes, Frank Sinatra et Dean Martin ; un Noir marié à une Blanche et converti au judaïsme, Sammy Davis Jr. ; un acteur anglais marié à Patricia Kennedy (sœur de JFK), Peter Lawford ; et un amuseur juif effacé, le moins renommé des cinq, le « parfait comparse », Joey Bishop : les parcours personnels, sentimentaux et professionnels de ces performers constituent l’essentiel de l’ouvrage, dominé par la figure de Frank Sinatra. Cela permet à Georges Ayache de nous plonger dans l’insouciance du monde du show business de l’époque, dans les clubs et les casinos de Las Vegas (dont les membres du Rat Pack furent les rois), sur les plateaux de cinéma et dans les villas d’Hollywood, dans les bars et les alcôves, parmi une pléiade de stars et de starlettes, d’impresarios, de scénaristes, d’auteurs, de réalisateurs ? Sans oublier les « boys » de la Mafia, auquel Sinatra est particulièrement lié. Le tableau, qui n’apporte pas de révélations, est vivant, léger, intéressant, l’écriture agréable, avec de nombreux dialogues dont les sources ne sont cependant pas référencées. Mais on sent que l’auteur a voulu s’affranchir de certaines des règles traditionnelles des ouvrages historiques pour se rapprocher peut-être plus du roman historique (ainsi on ne trouvera pas de bibliographie à la fin de l’ouvrage), si l’on en croit la présentation du livre sur le site des éditions Choiseul :
http://choiseul-editions.com/livres-politique-internationale-Une-histoire-americaine-17.html
Les aspects politiques du livre m’ont semblé plus intéressants. Georges Ayache nous rappelle d’abord qu’il y eut un premier Rat Pack (auquel participa Sinatra) organisé autour d’Humphrey Bogart et de Lauren Bacall, et qui se constitua lentement à partir des audiences publiques de la Commission des activités anti-américaines, en octobre 1947, consacrées aux milieux du show business et d’Hollywood, et de la formation du Comité pour la défense du Premier amendement par le scénariste Philipp Dunne et les cinéastes John Huston et William Wyler. Parmi les membres du Comité, on retrouvait Sinatra mais surtout Bogart et Bacall, qui finirent d’ailleurs par rentrer dans le rang face à la « chasse aux sorcières » maccarthyste. Un groupe d’amis se forma ainsi progressivement, qui prit l’habitude de se réunir pour faire la fête chez les Bogart, au Romanoff Cafe à Beverly Hills ou à Las Vegas. Le Rat Pack (le nom viendrait de Laurent Bacall) naquit fin 1955, au Romanoff Cafe : Sinatra en était le « Master », Judy Garland la première vice-présidente, Lauren Bacall (la plus jeune) la « doyenne », Bogart le porte-parole, son impresario Irving Lazar le trésorier, Nathaniel Benchley l’historien officiel, qui conçut même un blason. Parmi les proches, on trouvait des célébrités comme David Niven. Le point commun de ces fêtards était d’avoir été des admirateurs de Roosevelt, d’avoir soutenu Truman dans sa campagne électorale quand les grands producteurs hollywoodiens soutenaient le camp républicain, d’avoir lutté pour la liberté d’expression et d’opinion et contre le maccarthysme. Mais ce premier rat Pack s’étiola pendant les années 1950. La relève fut assurée après le milieu des années 1950 par Frank Sinatra.
Georges Ayache nous dépeint le second Rat Pack, né en janvier-février 1960 au Sands de Las Vegas (ville devenue le refuge de la Mafia après la révolution cubaine), comme une formidable machine à récupérer des fonds et des soutiens pour le clan Kennedy et la campagne de JFK. Dès les années 1940 Sinatra, idole des bobby-soxers, s’était engagé pour les démocrates et Roosevelt, et son engagement politique lui avait valu d’avoir un dossier du FBI de plusieurs centaines de pages. Bien plus tôt encore, dans les années 1930, il avait été en contact avec la Mafia, qui commençait à s’intéresser au show business, particulièrement Frank Costello, qui contribua à lancer sa carrière. C’est encore la Mafia qui l’engagea dans ses boîtes quand sa carrière connut un gros creux à la fin des années 1940, qui lui obtint le rôle d’Angelo Maggio dans Tant qu’il y aura des hommes, ce qui lui valut en 1954 l’Oscar du meilleur second rôle et relança sa carrière. C’est encore pour la Mafia, le parrain Sam Giancana boss de Chicago, qu’il servit d’homme de paille dans l’acquisition d’affaires comme le Cal-Neva Lodge dans le Nevada. C’est enfin après de la Mafia qu’il fut l’avocat du clan Kennedy, dans la campagne électorale pour les primaires puis les présidentielles de 1960, sur la demande de Joe Kennedy, le père de JFK. Sinatra avait rencontré JFK par l’intermédiaire de Peter Lawford, beau-frère de ce dernier et membre du Rat Pack. JFK et Sam Giancana partageaient la même maîtresse, que Sinatra avait présentée à JFK. Sinatra collecta des fonds, rameuta des célébrités, travailla beaucoup pour la campagne, organisa le gala d’investiture en mobilisant ses réseaux de stars. Sammy Davis Jr. en fut exclu à la demande des Kennedy, qui n’invitèrent pas Sinatra à la cérémonie officielle d’investiture, puis prirent très vite leur distance, le laissant seul face à la Mafia que Robert Kennedy combattait. Frank Sinatra avait espéré participer au rêve Kennedy en y jouant un rôle important, il déchanta vite.
Après la mort de Kennedy, le Rat Pack disparut, à cause de disputes entre ses membres, qui suivirent avec plus ou moins de succès des carrières personnelles, mais aussi parce que leur numéro de noceurs cools et alcoolisés ne passait plus, l’époque de l’insouciance ayant sombré dans la guerre du Vietnam, les assassinats politiques et les émeutes raciales. Musicalement, ils se virent dépassés par l’essor du rock. Ils enchaînèrent les films peu réussis, et leurs spectacles subirent de plein fouet la concurrence de la télévision. Progressivement, certains comme Peter Lawford (qui sombra dans l’alcool, la drogue et les dettes) ou Dean Martin (dont le golf devint la vraie passion) renoncèrent. Sinatra quant à lui se tourna vers les républicains en soutenant Nixon en 1972 (puis Reagan en 1981), comme Sammy Davis Jr. qui avait dans les années 1960 récolté des fonds pour Martin Luther King.
Le livre de Georges Ayache offre donc un regard original sur les années 1950-1960 et le modèle américain dans ses années d’espoir et d’insouciance, puis dans ses années de remise en cause. On pourra apprécier le côte « romanesque » de l’histoire racontée, mais aussi déplorer le manque de références historiques précises qu’on trouve habituellement dans les études historiques. L’équilibre n’est pas facile à tenir entre le sérieux de l’historien et ce qui pourra être considéré comme une approche « people », et la démarche, intéressante, aurait peut-être gagné à utiliser les problématiques de l’histoire culturelle, en particulier sur l’histoire de la culture de masse, et de l’histoire économique et sociale, pour permettre de mieux comprendre encore les raisons du succès du Rat Pack à l’époque et sa place dans la culture américaine.