Le 25 avril 1945, le Service des restitutions achève le recensement des pianos stockés pour la plupart au Palmarium du Jardin d’acclimatation de Paris, mais aussi dans une aile du Palais de Tokyo et un stand de la Foire de Paris. Ces entrepôts débordent des 2.000 pianos ramenés d’Allemagne alors que la guerre n’est pas encore terminée. Répertoriés, entassés, ils attendent le retour de leurs propriétaires spoliés pendant les 5 années écoulées.
Dès septembre 1940, les troupes d’occupation commencent le pillage des pianos. Des milliers sont expédiés en Allemagne, d’autres vers le Mur de l’Atlantique, il en faut aussi pour les sous-marins allemands : le besoin est grand et ne cible pas que les familles juives et les grandes villes. Ainsi, en pleine Bataille de Normandie, en juillet 1944 dans une petite ville à 30 kilomètres de Caen, le piano du docteur Gourdin-Servenière est à son tour volé.
» L’âme de tout salon«
Dans sa préface, Jean-François Zygel montre combien un piano, c’est plus qu’un instrument de musique : c’est l’histoire d’une famille, de générations qui se sont succédées devant le clavier, frappant laborieusement les touches ou les survolant avec des doigts agiles. C’est celui qui faisait vivre autour de lui riches et plus démunis, célèbres et inconnus dont les vies se croisent dans cet ouvrage. Gaston Calmann-Lévy, l’éditeur, Léon Blum installé Quai de Bourbon, le jeune Vladimir Jankélévitch – réfugié en zone libre, il s’y déclare professeur de piano – sont victimes de ces spoliations. Les listes de leurs biens disparus donnent une idée de la richesse de leurs biens où les livres occupent parfois la première place. Pourtant, la photographie de la petite Aline Korenbajzer âgée de 3 ans, attire le regard. C’est celle qu’Emma envoie à Abraham interné au camp de Pithiviers avant de devenir ouvrier agricole : le dernier portrait de sa fille qui, avec sa mère, fut déportée le 28 août 1942 et gazée en arrivant à Auschwitz.
La première partie de « Harmonies volées » n’est pas simplement la retranscription de biens mobiliers et d’instruments volés. Elle est surtout de brefs récits d’une vie parfois très courte, d’une époque où les lettres de délation et l’aryanisation des biens des familles juives écrivaient une histoire tragique. Caroline Piketty qui désormais inventorie les papiers de famille donnés au Mémorial de la Shoah, pousse les portes derrière lesquels tant ont disparu : portraits de famille, lettres, court message glissé à la lucarne d’un wagon sont les témoignages de déportation.
« Un océan de pianos«
Le Bureau central des restitutions est chargé d’établir un Répertoire des biens spoliés en France durant la guerre. Un extrait qui illustre l’ouvrage de Caroline Piketty permet de mesurer l’ampleur de la tâche et le travail minutieux qu’il a fallu pour redonner les biens, dont les pianos, qui pouvaient l’être à leurs propriétaires. Le 11 avril 1945, une annonce publiée dans les principaux journaux parisiens invite « les intéressés » à signaler le vol de leur piano au service des restitutions. M. Crottier-Combe est en charge de ce dossier et c’est son service qui convoque les propriétaires, parfois plusieurs en même temps afin d’identification de leur instrument de musique revenu. Les listes sont très longues, elles recensent les pianos qui sont stockés par type, marque…
Bien que différent pour chacun, dans le Palmarium du Jardin d’acclimatation, ils sont finalement tellement identiques … Les signes distinctifs comme les griffes d’un chat ou un petit soldat de plomb jouet de l’enfant de la maison ont disparu au cours de leurs parfois très longs voyages. Certains joignent à leur demande des photographies où le fils ou la fille de la famille pose fièrement à côté de l’instrument, une copie d’huissier, tout ce qui peut être une preuve. Ainsi, Alice Ziboulsky ajoute à sa demande une photo de sa fille Rivka devant le piano et le certificat de la concierge de son immeuble qui témoigne du pillage de son logement. Dès le 24 mai 1945, le Champ Rameau en acajou est de retour dans l’appartement familial, mais David, déporté par le convoi n°1, ne rentre pas. Rose Chwat, de son côté, très rapidement, récupère l’instrument sur lequel son époux a composé des chansons à succès dans l’entre deux guerres. Le piano, Rose et les 3 enfants du couple vont attendre le retour de Sasha qui ne revient pas : arrêté, il fut déporté par le convoi n°57 pour Auschwitz.
Ceux qui reviennent
Environ 900 pianos vont retrouver leur propriétaire tel le Gaveau blanc laqué de Mireille Berl. En octobre 1940, l’appartement qu’occupent les Berl, elle compositrice et lui, Emmanuel philosophe, est réquisitionné et pillé par les Allemands avant d’être occupé par les propriétaires du Maxim’s. Avant même la fin de la guerre, les époux demandent restitution de leurs biens dont un piano qui sera identifié sous le numéro 9.2854 par le service de M. Crottier-Combe. Une photographie du couple souriant, Mireille assise au piano illustre le bonheur retrouvé.
Pour près de 10 % des réclamants, la situation débouche sur un litige obligeant à convoquer des reconnaissances contradictoires. Le travail de Caroline Piketty révèle que certains préfèrent renoncer dans le doute pour ne pas s’accaparer le bien d’autrui ou face à la conviction inébranlable d’une femme qui y voit un ultime espoir. C’est simplement en février 1947 que Léon Blum récupère son piano numéro 104.483. Très rapidement, il le prête à un ami qui n’a pas eu cette chance. Ils sont nombreux à être comme lui, perte d’autant plus cruelle pour des professionnels qui doivent trouver au lendemain du conflit de quoi reconstruire. Un système de prêt des pianos non réclamés est organisé avec possibilité d’achat au bout de six mois : la plupart des instruments trouvent alors de nouveaux propriétaires. Le 14 janvier 1948, dans le bilan du chef de service des restitutions, il ne reste que 443 pianos qui sont remis aux Domaines, le Palmarium est vidé, la vie a repris pour ceux qui sont revenus.
Par son travail minutieux d’archiviste, Caroline Piketty retrace dans « Harmonies volées » des histoires de familles brisées, d’enfance disparue, d’amis jamais revenus de déportation mais aussi des moments de bonheur et de pianos retrouvés dans cette immense galerie de portraits.