Ce « Grand Alexandre » n’est autre qu’Alexandre Legrand (1830-1898), l’inventif industriel normand à l’origine de la formidable aventure de la Bénédictine, célèbre liqueur alcoolisée qui contribue encore aujourd’hui au renom de la ville de Fécamp. Le documentaire signé par Noël Alpi retrace le parcours de ce personnage ambitieux et ingénieux, spécimen accompli de ces chefs d’entreprises autodidactes du XIXe siècle qui donnèrent sa force d’impulsion à la révolution industrielle. Il brosse aussi l’histoire d’un produit et d’une société indissociables d’une identité locale forte, construite avec soin par leur fondateur.
Port d’attache des Terre-Neuvas, Fécamp était un des pôles de la pêche normande. C’est sans doute dans la culture du risque et de l’innovation du milieu des armateurs que Legrand, fils d’un capitaine au long cours et formé par un oncle négociant en vins et spiritueux, a puisé son propre esprit d’entreprise. Mais le produit dont il va faire le succès enracine lui aussi son identité dans le passé de la cité, qui a abrité jusqu’à la Révolution française une puissante abbaye de fondation mérovingienne. Les Bénédictins qui l’administraient avaient notamment eu un rôle d’assistance médicale auprès de la population, et fait commerce d’élixirs médicinaux. C’est sur cet héritage perdu que Legrand construit l’image de sa boisson à succès. La légende veut qu’il se soit appuyé sur une recette médicinale provenant de la bibliothèque de l’abbaye disparue pour élaborer la formule de la liqueur épicée qu’il commercialise. La filiation fabriquée de ce faux breuvage monastique, astucieusement baptisée Bénédictine, est déclinée avec minutie par la construction d’une image de marque à la fois gourmande et mystique. La captation d’héritage se fonde sur une démarche commerciale habile et innovante. Appliquant une approche inédite qui associe l’art avec le commerce et l’industrie et fait de lui un précurseur du mécénat d’entreprise, Legrand développe une collection d’art monastique exposée dans les locaux mêmes de la firme. Ce « musée de site » forge la spécificité de la société et l’identité de son produit. Attirant des clients qui deviennent des visiteurs et des visiteurs qui deviennent des clients, Legrand fait ainsi de son produit un élément de patrimoine.
Profitant de l’engouement naissant pour les liqueurs et de l’essor des techniques de distillation, Legrand pilote avec talent une affaire qui devient rapidement florissante dès l’âge d’or du Second Empire. Le succès commercial est très rapide et stimule une production à grande échelle. L’expansion des ventes de la Bénédictine s’élargit rapidement au-delà du marché local. L’entreprise s’implante vite à Paris et s’appuie sur les escales commerciales du port de Fécamp pour exporter outre-mer à destination des Indes britanniques, de la Russie et l’Afrique du nord. Faisant connaître son produit dans toute la France grâce à la publicité illustrée dont il inonde la presse, Legrand fait du nom de la Bénédictine un terme du langage courant. Après avoir momentanément marqué le pas suite à la Guerre de 1870, l’entreprise passe du statut de la commandite personnelle à celui de société anonyme introduite en bourse. Bien que l’usine soit ravagée par un terrible incendie qui met virtuellement l’entreprise en faillite en 1892, l’industriel parvient à rebondir avec autant d’audace que de virtuosité. La résurrection de la distillerie industrielle est magnifiée par la construction d’un véritable « palais de la Bénédictine », dont l’architecture syncrétique gothico-renaissance, très tape-à-l’œil, est un véritable manifeste décoratif voué au culte de la marque. Cette nouvelle maison mère muséifiée est encore aujourd’hui une attraction majeure et une composante forte de l’identité urbaine de Fécamp.
Jusqu’à son rachat par Martini en 1988, la Bénédictine est restée sous le contrôle de ses actionnaires historiques. Favorisé par une ambiance paternaliste, le personnel ouvrier y a bénéficié d’un sort assez favorable, fidélisé par la pratique de l’emploi dynastique. Sur cette aventure industrielle, commerciale et publicitaire hors norme, Noël Alpi a confectionné un documentaire très didactique. Les commentaires d’une douzaine d’intervenants, archivistes et spécialistes locaux, mais aussi un descendant du fondateur, des membres du personnel et le maire de Fécamp, ponctuent une narration scrupuleuse illustrée par des images anciennes, des explications du processus de fabrication et une visite guidée du site de la Bénédictine. Grâce à ce support, la success-story du « Grand Alexandre » peut nourrir de façon intéressante et originale l’évocation de la Révolution industrielle et de la naissance du capitaliste moderne, notamment pour un usage scolaire.
© Guillaume Lévêque