Le 7 mai 1915, à 14h25, il y a peine 100 ans, un des plus beaux paquebots de la compagnie britannique Cunard sombre au large de l’Irlande. Le navire a été frappé par une torpille tirée par le sous-marin U 20, sous le commandement du lieutenant de vaisseau de la marine de guerre allemande, Walther Schwieger.
Près de la moitié des 2165 civils américains et britanniques présents à bord meurt dans le naufrage.
Dans le traitement de l’histoire de la première guerre mondiale, en cette période de commémoration du centenaire, il ne semble pas que les affrontements maritimes aient tenu une grande place. Ils ont pourtant une importance décisive, notamment par les conséquences du blocus maritime que les puissances centrales ont eu à subir. Des travaux récents rappelés dans la série documentaire en sept épisodes, La grande guerre des nations
présentée sur Clio ciné et réalisée par les services de l’Institut national de l’audiovisuel, rappellent pourtant que les pertes humaines allemandes directement liées aux privations consécutives au blocus ont pu représenter jusqu’à 700 000 victimes.
Cela montre l’enjeu que la guerre sous-marine, dans laquelle les Allemands avaient pu acquérir, dès avant la guerre, une incontestable supériorité technique, pouvait représenter.
Le navire qui est coulé dans cet après-midi du 7 mai 1915 n’est pas un bâtiment comme les autres, il symbolise les derniers feux de la supériorité Britannique en matière industrielle et technique, même si avant la fin du XIXe siècle, la domination anglaise sur les lignes commerciales avait été remise en cause par un paquebot allemand Kaiser Wilhem der Grosse, tout un symbole !
En cette fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle les compagnies maritimes se disputent un prestigieux trophée, le ruban bleu, qui récompense le paquebot qui effectue la traversée de l’Atlantique la plus rapide. En cette fin du XIXe siècle, la concurrence allemande face aux Britanniques sur le terrain économique est féroce.
La course aux armements
Dans le cadre de la course aux armements, les préoccupations de l’Amirauté sont de voir se développer des croiseurs auxiliaires qui seraient susceptibles d’être armés, et qui pourraient servir de plate-forme d’interception pour contrôler les routes maritimes. Le Lusitania fait donc partie d’une commande avec double finalité, paquebot de transport de passagers sur la ligne Atlantique mais également croiseur auxiliaire. Le chantier commence pour deux navires jumeaux, comme c’est l’usage, à partir de 1904. La conception du navire n’est pas fondamentalement différente de celle des bâtiments les plus récents de la Royal Navy. Les parties vitales du navire sont situées sous la ligne de flottaison, pour les abriter des tirs des bâtiments de surface, et l’on espère que les soutes remplies de charbon pourront éventuellement amortir l’impact d’une mine et peut-être d’une torpille. Les chaudières des deux navires sont également conçues pour pouvoir passer du charbon au mazout. C’est d’ailleurs ce qui se produit en 1921 pour le jumeau du Lusitania, le Mauretania. Si ces navires sont conçus comme des croiseurs auxiliaires, ils sont tout d’abord destinés au transport de passagers avec de luxueux aménagements réalisés par des architectes spécialisés. Il était d’ailleurs prévu au départ que l’architecte français Charles Méwes, qui a déjà réalisé la décoration intérieure des hôtels Ritz de Paris et de Londres ainsi que la rénovation du Carlton, soit sollicité. Tenu par des contrats d’exclusivité du fait de ses travaux réalisés sur les paquebots allemands Amerika et Kaiserin Augusta Victoria, il doit décliner cette offre. C’est l’architecte écossais James Milard qui est en charge de la décoration du Lusitania en s’inspirant très largement des styles Louis XV et Louis XVI, notamment pour la réalisation des salles à manger des de première classe.
Même les troisièmes classes présentent des conditions de transport tout à fait satisfaisantes. Par rapport à la concurrence, ce sont des navires comme l’Olympic et le Titanic, de la White star Line, qui parviendront à surpasser en matière de confort et de luxe les deux lévriers de la Cunard. Car il s’agit avant tout de remporter des courses de vitesse, à peine plus de cinq journées de mer pour rallier Liverpool à New York, et espérer, en jouant sur quelques heures d’écart, décrocher le ruban bleu.
Le voyage inaugural du Lusitania a lieu le 7 septembre 1907. Ce navire est prévu pour 827 membres d’équipage et 2200 passagers. La vitesse atteinte est de 25 nœuds, ce qui est exceptionnel pour l’époque. Pendant ses huit années d’exploitation, le Lusitania et le Mauretania se livreront à une forme de compétition pour décrocher le ruban bleu.
Le sous-marin, un nouveau venu dans la guerre navale
Les premiers sous-marins à usage militaire ont été utilisés pendant la Guerre de Sécession, à la fois par les forces de l’Union et la marine confédérée pour forcer le blocus. Ces bâtiments à propulsion humaine devaient s’approcher des navires ennemis pour déposer à proximité de leur coque des mines qui étaient ensuite activées électriquement.
C’est pendant la Guerre de Sécession que le premier sous-marin à propulsion mécanique est lancé par la marine française avec comme nom : « Le Plongeur ».
Il faut attendre le développement à partir de travaux d’ingénieurs polonais et espagnol, pour la conception d’un moteur électrique, et à partir de 1896 son association avec le moteur diesel, du nom de son inventeur, Rudolf Diesel, pour voir se développer les premiers sous-marins diesels-électriques, armés de torpilles. En août 1914, 270 sous-marins sont en service dans le monde et 135 en construction. C’est seulement en 1907 que la marine allemande se lance dans ce type de navire et très rapidement ses bâtiments marquent leur supériorité technique.
Dès les débuts de la guerre, pour forcer le blocus britannique, les U-boote réalisent des raids contre les différents types de navires britanniques. Le droit de la guerre et les conventions internationales prévoient que les navires de commerce ennemis doivent être arraisonnés puis conduits dans un port ami par une équipe de prise. Mais si cela peut se concevoir pour des bâtiments de surface, le sous-marin ne peut embarquer l’équipage avant de couler le navire, ce qui pose évidemment le problème des victimes potentielles. Le canon de passerelle qui équipe la totalité des sous-marins est destiné à un tir de semonce imposant aux navires de stopper, et permettant l’évacuation de l’équipage sur des canots avant de le couler, au canon ou à la torpille.
L’arme anti-blocus
Dès le 4 février 1915, l’Allemagne déclare zones de guerre les mers qui entourent les îles britanniques et par voie de conséquence, les navires de commerce, y compris ceux qui arborent un pavillon neutre peuvent y être coulés. Les États-Unis protestent mais le kaiser maintient sa décision. La riposte britannique consiste à développer des bateaux pièges, des Q ships, des cargos ou des chalutiers disposant de canons camouflés. Face à ce danger, les commandants de U-Boote sont évidemment incités à couler les navires sans avertissement.
C’est donc dans ce contexte que le Lusitania part pour son dernier voyage. La menace est réelle, même si le commandant du paquebot, James Turner, pense que les 25 nœuds de vitesse de son navire lui permettent d’échapper à un torpillage. La vitesse maximale en surface d’un sous-marin est de seulement 15 nœuds et moins de 10 nœuds en plongée.
C’est pourtant dans ces conditions, et avec une vitesse de cible de 22 nœuds que le maître torpilleur du U-20 parvient à toucher sa cible. L’engin frappe le navire à 3 m sous sa ligne de flottaison légèrement sur l’avant de la passerelle.
À la surprise des sous-mariniers allemands, l’impact de la torpille est doublé par une autre série d’explosions, celle des munitions qui avaient été embarquées clandestinement dans les soutes du paquebot. Les conditions d’évacuation des passagers sont particulièrement mauvaises, la gîte du navire incliné sur tribord ne permet pas de mettre les canots de sauvetage à l’eau, d’autant que l’équipage a été largement renouvelé par un personnel assez peu compétent, lors de l’escale à New York. Le bilan est particulièrement lourd, plus de la moitié des passagers et de l’équipage meurt pendant le naufrage. Des centaines de corps sont retrouvés dans les jours qui suivent sur les côtes irlandaises.
Un chargement contestable pour justifier un crime de guerre ?
La presse américaine s’enflamme contre ce que l’on qualifie d’actes de barbarie, tandis qu’en Grande-Bretagne le naufrage du bâtiment attire de nombreux volontaires vers les bureaux de recrutement. Des affiches sont imprimées appelant à « venger le Lusitania ». De leur côté, les Allemands présentent le torpillage du Lusitania comme un acte de guerre contre un croiseur armé. En réalité les canons prévus pour équiper le bâtiment, sur des emplacements d’ailleurs réservés, n’avaient pas été installés.
Au lendemain du naufrage, le 8 mai, le Washington Post publie le fac-similé du premier manifeste de chargement du Lusitania. Contrairement à ce qui a longtemps été affirmé par les autorités britanniques par la suite, 4200 caisses de cartouches et 127 caisses d’obus avaient été embarquées, et le paquebot transportait également 250 000 livres de tetrachloride destinées à la fabrication de gaz asphyxiants. Pourtant, lors du procès il est précisé que deux torpilles, l’une plus puissante que la première sont à l’origine du désastre.
L’auteur de l’ouvrage va très au delà de l’événement que constitue le torpillage de ce grand lévrier des mers.
L’émotion internationale suscitée par le torpillage va inciter les autorités allemandes à interdire aux commandants de sous-marin d’attaquer les grands paquebots, quelque soit leur nationalité. Pourtant des attaques se poursuivent, comme celle contre le paquebot Arabic, appartenant à la White star Line. 44 tués dont trois citoyens américains. Le torpillage a été effectué sans avertissement préalable.
Pour le Kaiser, pour le chancelier Bethman-Hollweg, le risque d’une entrée en guerre des États-Unis est très largement supérieur à celui des conséquences du blocus naval. En 1915, comme d’ailleurs en 1916, l’état-major allemand de l’armée de terre est persuadé de pouvoir gagner la guerre. De plus les échecs de l’Entente dans les attaques contre l’empire ottoman avec le désastre de Gallipoli favorisent ce point de vue.
La guerre sous-marine à outrance
L’amirauté britannique n’a pas hésité non plus à utiliser la ruse pendant cette période qui se situe entre le naufrage du Lusitania et la reprise, en 1917, de la guerre sous-marine à outrance. Utilisant des navires pièges portant le pavillon américain, les marins britanniques n’hésitent pas à attaquer par surprise les sous-marins allemands en surface lorsqu’ils interceptent les navires en respectant, ce qui est loin d’être toujours le cas, les règles du droit international.
C’est la raison pour laquelle, au printemps 1916, le 4 mai très exactement, l’empereur Guillaume II annonce l’interdiction de couler les navires sans avertissement et l’obligation de sauver des vies humaines. Pour les chefs de l’armée allemande, cette décision est une erreur stratégique majeure qu’ils essaient de compenser en organisant des sabotages dans les arsenaux américains qui produisaient des munitions pour les alliés. Dans la nuit du 29 au 30 juillet 1916, des agents allemands font sauter 1000 t d’explosifs entreposés au Black Tom, une île où les munitions en partance vers l’Angleterre étaient entreposées.
C’est seulement le 9 janvier 1917 que le kaiser Guillaume II autorise la reprise de la guerre sous-marine à compter du 1er février. Les généraux Hindemburg et Luddendorf considèrent cette solution comme la moins coûteuse en vies humaines, d’autant que les batailles de Verdun et de la Somme ont épuisé les réserves allemandes.
Il fallait un prétexte suffisant pour les États-Unis pour s’engager dans la guerre aux côtés de l’Entente, même si la motivation première est financière avec la volonté de récupérer éventuellement les dettes que l’Angleterre principalement, mais également la France, avait contractées auprès des banques américaines.
Le 1er mars 1917, la presse américaine donne connaissance du télégramme Zimmermann dans lequel l’hypothèse d’un soutien de l’Allemagne au Mexique dans une guerre contre les États-Unis était envisagée. Le 6 avril 1917, conséquence, au moins pour l’opinion publique, du drame du Lusitania, les États-Unis entrent en guerre aux côtés de l’Entente.
Les beaux jours des sous-marins
Cet ouvrage est extrêmement intéressant et parfaitement documenté ; sur la partie strictement historique, il n’est pas forcément au fait des recherches historiographiques les plus récentes concernant la Première Guerre mondiale, mais il est l’œuvre d’un historien de la marine, et de ce point de vue particulièrement précieux.
Il présente l’intérêt de révéler un aspect peut-être mal connu, ou en tout cas pas assez, de la Première Guerre mondiale, qui est celui de la guerre sous-marine. Bien des procédés mis au point par la Kriegsmarine pendant la Première Guerre mondiale seront reproduits au début de la Seconde Guerre mondiale. Pourtant, les dispositions du traité de Versailles avaient strictement interdit la possession de sous-marin à l’armée allemande de Weimar, mais il semble que les savoir-faire des techniciens et des ingénieurs aient pu être sauvegardés et surtout réutilisés pour la mise au point des plus redoutables submersibles de la Seconde Guerre mondiale, et notamment les U-boote XXI, qui semblent avoir fixé le standard de la plupart des sous-marins d’attaque, y compris ceux qui naviguent aujourd’hui. Si la propulsion nucléaire a pris le pas sur le diesel-électrique, il n’en reste pas moins que cette génération de sous-marin, particulièrement silencieuse et furtive, constitue toujours une arme d’interdiction extrêmement performante.
La contrainte de recharger les batteries avec un schornschel, c’est-à-dire un tube permettant l’évacuation des gaz d’échappement en immersion, les rend tout de même assez difficilement détectable dans les immensités marines. On notera d’ailleurs que les pays qui cherchent à se doter d’une capacité navale mais qui n’ont pas les moyens d’accéder à la propulsion nucléaire sont d’excellents clients des arsenaux allemands, français, et même néerlandais, qui réalisent toujours des sous-marins diesels-électriques, descendants en droite ligne de ces « bateaux »,– le vrai nom des submersibles – qui faisaient régner la terreur entre la Manche et la mer du Nord, avant de chasser en meute lors de la bataille de l’Atlantique pendant la Seconde Guerre mondiale.
Bruno Modica