Jean-Pierre Bertin-Maghit, Lettres filmées d’Algérie (1955-1962). Des soldats à la caméra, édition Nouveau Monde, 24 sept. 2015, 35 €. Livre broché + DVD-Vidéo

Les Lettres filmées ont été présentées par J.-P. Bertin-Maghit aux Rendez-vous de l’Histoire de Blois, en octobre 2015 (voir la relation sur le site des Clionautes). Il est difficile de faire un compte rendu du livre-DVD qui soit radicalement différent, et le présent risque d’être bien terne en regard. J’insisterai donc sur les éléments dotn je n’avais pas forcément pris toute la mesure, lors de l’intervention de l’auteur. Signalons tout de suite que les films présentés sont une sélection parmi tous ceux que l’auteur a pu visionner, qu’ils sont muets pour la plupart (l’un d’eux comporte quelques explications), parfois en couleurs.Le visionnage du DVD m’a fait remarquer que j’avais oublié — mais J.-P. Bertin-Maghit n’avait peut-être pas insisté sur ce point — de mentionner à quel point un certain des films révèlent l’état d’isolement des militaires envoyés en Algérie, tant les cinéastes insistent sur ce qui renvoie à la différence. L’exotisme des paysages, les collines dénudées, la végétation rabougrie, et plus encore le désert (y compris l’oasis de Metlili) indiquent profondément à la fois l’attrait pour la nouveauté qu’ils constituent, et une certaine nostalgie que l’on peut ressentir en regardant les magnifiques scènes de couchers ou de levers de soleil, que rendent bien les quelques films en couleurs.
La confrontation à l’Autre confirme cet état d’isolement. Les Algériens filmés sont presque toujours à distance, l’air gauche, mal à l’aise (des femmes s’épouillant, se peignant, etc., et surtout les prisonniers faits après une opération dont on ne sait pas grand chose) : le contexte de la guerre est toujours prégnant, dans la violence de la menace qui pèse sur les populations civiles (dont on remarque qu’elle est sur-représentée par les femmes, les enfants et les vieux). On a peu de scènes de rapprochement, à part celle de Pierre-Alban Thomas, où on le voit serrer la main de paysans en train de procéder au battage des gerbes de blé. Les modes de vie renvoie également à l’altérité : on insiste sur l’archaïsme de l’agriculture, avec des récoltes faites à la faucille, et donc le battage des gerbes, foulées par des animaux, mais aussi les pratiques culturales dans un oasis (avec l’inévitable escalade d’un palmier à pieds nus). On sent aussi une forte sensibilité à la précarité des conditions de vie, bien saisie par Germaine Tillon en Kabylie qui parlait de « clochardisation » de la population : un habitat sommaire, l’absence des normes sanitaires minimales (pas d’eau courante…), etc. On a le sentiment d’un déjà-vu, avec ces scènes qui rappellent le regard posé par les métropolitains sur les indigènes exposés dans les foires et les expositions coloniales. Mais, après tout, les appelés en Algérie sont arrivés avec une certaine culture coloniale, formée entre autres par ces exhibitions et un Orient idéalisé.Le sentiment d’étrangeté commence — ce que je n’avais pas signalé — d’ailleurs au départ des troupes de Marseille. Les films — comme bon nombre de photographies que l’on peut voir beaucoup plus fréquemment — s’arrêtent sur des passages obligés : le hangar J1 de La Joliette, suivi des coupoles orientalisantes de la cathédrale de la Major ; un plan large sur Marseille avec Notre-Dame-de-la-Garde ; le château d’If ; le bleu profond de la mer. Et, après une journée complète de traversée, la coupure avec la métropole est consommée à l’arrivée à Alger, où débarquent hommes et matériel.
J’indiquais, à tort, que « les opérations militaires, y compris les manœuvres d’entraînement, [n’étaient] jamais montrées ». Or, les films montrent des scènes de parachutage, avec un ballet de Nord-Atlas et une approche esthétique des parachutes gris ou blancs se découpant sur le ciel azur. On a également des patrouilles de commandos de chasse. On a également l’incendie volontaire d’un cabanon, mais l’absence de paroles empêche d’en comprendre le motif, etc.
Enfin, au sentiment d’isolement, conscient ou non, répond celui de l’ennui, que l’on a abordé au travers des loisirs, des temps de repos, du désœuvrement, subi ou recherché (on a un scène assez burlesque relative à la construction d’un mur, les appelés formant une chaîne pour remplir une brouette, caillou par caillou…).

On comprend alors mieux le choc dû à la distorsion entre les aspirations de jeunes appelés à peine informés de ce qui se passe en Algérie, et les conditions dans lesquelles ils sont brutalement projetés pour des objectifs dont ils peinent à voir les fondements : est-ce une guerre, mais elle ne répond aux critères habituels (un ennemi visible, que l’on combat de front) ; des opérations de maintien de l’ordre, mais alors, des forces de police et de gendarmerie devraient suffire. Cela ajoute encore à l’isolement des appelés (et des autres), dont on sent bien qu’ils subissent une situation sans pouvoir la maîtriser ; de là, également, un réflexe grégaire issu d’un entre-soi obligé, qui pourrait peut-être expliquer bien des dérives : comment résister à la force du groupe, d’autant qu’il protège, dans une certaine mesure ? La moindre de ces dérives, et la plus innocente, est constituée par les jeux (comme l’élection de Miss Metlili, par exemple) destinés à tromper l’ennui, mais qui dissimule mal un caractère régressif.

Cet isolement est probablement l’élément qui constitue l’intérêt principal qu’un enseignant d’histoire pourra retirer de ce travail exemplaire, tant au visionnage des différents films qu’à la lecture du livre qui en donne des clés d’interprétation, éclairées en cela par les entretiens que Jean-Pierre Bertin-Maghit a pu avoir avec les auteurs.

Frédéric Stévenot, pour les Clionautes