Les sources utilisées sont les carnets de tournages, les lettres et les films des opérateurs à la fois français, travaillant pour le Service cinématographique des Armées qui est créé en 1915 et par leurs équivalents allemands, membres de la BUFA (Bild- und Filmamt) nouveau service de propagande du Reich, datant de 1916. Les images proviennent notamment des services de l’ECPAD et de la Bundesfilmarchiv, Gaumont, Pathé. Stéphane Audoin-Rouzeau, Annette Becker, Jay Winter, les équipes de l’Historial de la Grande Guerre de Péronne et beaucoup d’autres historiens figurent dans les remerciements.
L’Héroïque cinématographe est un film produit par Quark Productions, sorti en 2003 (voir la critique dans les Clionautes de Claude Robinot d’octobre 2007) mais enrichi par un livret pédagogique de 32 pages, oeuvre de Frédéric Durdon.
Ce documentaire pose des questions multiples et essentielles.
Il s’intéresse à des problèmes techniques souvent nouveaux, le cinéma étant une technique moderne face à une guerre elle aussi moderne : comment filmer la guerre ? Comment filmer les prisonniers de guerre ? Comment filmer ce qu’on ne voit pas ? Comment filmer sans prendre de plomb dans la peau ? Doit-on filmer les morts ? Le cinéma est-il une arme de guerre ? L’essentiel n’est-il pas de rester près des hommes ?
Ces questions témoignent des difficultés dues à la lourdeur du matériel (une cinquantaine de kilos) et de son utilisation : un trépied est nécessaire, dont un opérateur tente de s’affranchir en portant la caméra pendant qu’il filme, ce qui ne donne pas un résultat satisfaisant. Aussi, les seules vraies images de la guerre ne sont-elles possibles que lorsque l’opérateur est informé avant l’offensive, ou avant le passage de colonnes de prisonniers, et qu’il peut installer le trépied et la caméra. D’autres questions se posent alors et entraînent la découverte de techniques : comment filmer une foule de prisonniers de guerre ? en prenant de la hauteur et en réalisant un panoramique. La plongée, la perspective, illustrent la défaite. Mais il ne faut pas approcher de trop près la caméra car « en plan rapproché, l’ennemi n’est plus tout à fait le même ». Il y a alors danger : « comment haïr un homme qui vous regarde dans les yeux ? ».
Car les films doivent servir la propagande. Le DVD montre bien que les opérateurs mènent rarement le jeu, mais qu’au contraire on leur signale ce qu’il faut filmer, qu’il s’agisse de l’Allemand des services de la Propagande qui dirige l’opérateur et les personnes filmées ou du médecin du centre de prothèses maxillo-faciales de Lyon, des reportages officiels des deux côtés du front ou des Allemands aidant les familles françaises à fuir les zones de combat. Les images sont arrangées, voire même scénarisées, ainsi que le montre Pétain trinquant avec les soldats, une idée de Jean-Louis Croze, le fondateur du Service cinématographique des Armées. « L’exactitude scientifique de la caméra » est ainsi doublement remise en cause : par ces images de propagande, par l’occultation des images taboues –les corps des soldats morts, filmés ici en gros plan- mais aussi par la démonstration qu’on peut, d’un mouvement de caméra, passer d’une scène divertissante d’un théâtre aux armées à la remise en perspective, au cœur de la guerre, lorsqu’un plan large montre que la scène de théâtre est installée sur une zone de combat, aux pieds d’une église en ruine.
L’Héroïque cinématographe suit la chronologie de la guerre et permet de comprendre l’évolution de l’utilisation du cinéma : première mission officielle en janvier 1915 du côté allemand, premières vraies images en mars 1915 du côté français, premier assaut français filmé en juillet 1916 : les opérateurs font d’abord peur aux autorités, puis deviennent complices, même si des réflexions très fortes apparaissent, comme cet opérateur français qui se déclare « hostile à une vision héroïque de la guerre, ce que l’arrière apprécie ».
Enfin L’Héroïque cinématographe montre également l’attrait de la caméra à une époque où elle n’était familière à personne : les soldats et les civils regardent l’objectif sans baisser les yeux quelle que soit leur situation : en partant à la guerre, en attendant les combats, en venant chercher un repas à la soupe populaire après la guerre en Allemagne. Un opérateur s’étonne des gueules cassées qui exhibent leurs blessures alors même qu’ils ne peuvent se regarder dans une glace.
Ce documentaire permet des utilisations multiples et très riches devant les élèves.
Le poids des images est très fort, d’autant que le commentaire, dit par Zabou Breitman, est juste et pertinent, jamais trop appuyé. Tous les aspects de la guerre sont visibles, le front, l’arrière, les armes, les progrès de la science, l’économie de guerre, le travail féminin, l’exode des populations, les inhumations, les blessures… Seule l’aviation n’apparaît pas, mais la marine est présente, alors que, pour les élèves, elle n’est pas spontanément associée à la Grande Guerre. L’opérateur français et l’opérateur allemand sont personnifiés par deux voix différentes et bien reconnaissables -Mathieu Amalric pour le Français et Jochen Haegele pour l’Allemand- qui permettent d’entrer vite dans la scénarisation de l’histoire.
Le documentaire est découpé en onze chapitres : filmer pour ne pas oublier ; filmer l’entrée en guerre ; filmer en guerre, c’est filmer ce que l’on peut voir ; filmer la véritable bataille qui reste invisible ; filmer l’ennemi, c’est filmer des morts, des prisonniers comme des trophées ; filmer l’arrière, c’est réaliser des films de propagande… ; mais aussi filmer la vie ordinaire des combattants ; filmer une grande offensive, la Somme : « ( r )établir la vérité pure » ; filmer pour montrer ?; filmer après la bataille autrement : « la bataille qui passe » ; filmer la défaite, filmer la victoire. On peut donc en faire une lecture continue ou n’utiliser qu’un ou deux chapitres.
Mais une lecture thématique est également possible, puisque les auteurs ont élaboré cinq fiches pédagogiques – à la fois des fiches élèves et des fiches professeur-: filmer en guerre ; filmer la guerre ; filmer les combattants ; filmer une guerre totale ; filmer pour ne pas oublier : la construction d’une mémoire. Ces fiches sont directement utilisables, puisque chaque chapitre concerné est bien identifié, et réalisées en fonction des nouveaux programmes tant en collège qu’en lycée. Les fiches professeur sont particulièrement précises, au point que l’on regrette que certaines sources indiquées ne soient pas intégrées dans le DVD, par exemple les films patriotiques de Léonce Perret, intéressants à montrer en contrepoint aux élèves.
Ce DVD est donc une source fondamentale pour étudier la Grande Guerre. C’est également un outil passionnant pour travailler avec les élèves à la fois sur la guerre, mais aussi sur l’utilisation, le poids et la force des images.
Evelyne Gayme