L’ouvrage a été réalisé essentiellement à partir d' »entretiens réalisés en France et en Allemagne de 1989 à 1998 auprès de quatre-vingt-quatre femmes, d’origine essentiellement maghrébine et turque » (21).
L’auteure définit une nouvelle catégorie, l’islam-action, pour éviter l’enfermement dans l’opposition entre l’islam-culture (une religion traditionnelle réussissant à s’adapter aux conditions dictées par la modernité) et l’islam militant (soucieux de stricte application de la shâria, la loi coranique). L’islam-action procède d’une volonté de mettre au centre la foi et les valeurs qui découlent de la religion par opposition aux valeurs occidentales. Il s’agit alors d’un jihâd permanent, d’une lutte intérieure, d’un effort sur soi. On voit par là que l’islamisme appartient au groupe « islam-action » mais il n’en est qu’une figure et par certain côté il en est le fondateur. Du reste, les diversités sont grandes, selon les origines des croyants et selon leur pays de résidence. L’unité se fait autour de « la ritualisation à l’extrême du quotidien » et de « la codification des comportements » (20). Dans le cas des femmes, c’est le hidjâb qui exprime d’abord cette volonté d’adhésion à cette conception de l’islam-action. Celles-ci aiment à citer le Coran et la Tradition et elles utilisent leur savoir religieux pour définir le licite (hallal) et l’illicite (haram). Elles trouvent une justification de leurs actions dans les nombreuses figures féminines qui jalonnent les premières années de la religion islamique, notamment les épouses du Prophète. En voulant redéfinir le statut de la femme, ces musulmanes n’entendent donc en rien renier tel ou tel aspect de leur foi.Avant d’aller plus loin, il importe de rappeler l’origine du voile (27-86). Deux versets affirment que les femmes doivent se couvrir de leur voile. Mais s’agit-il de tout le corps, de la tête seulement ? Tous les commentateurs s’accordent pour dire que le visage n’a pas à être caché. Une précision peut être trouvée dans la Tradition, en l’occurrence « une parole du Prophète, rapportée par Abou Daoud, selon laquelle, s’adressant à la sœur aînée de son épouse Aïcha, il aurait dit en montrant son visage et ses mains : « Dès qu’une femme a ses premières règles, elle ne doit laisser apparaître d’elle-même que ceci et cela » » . Discuter cette injonction reviendrait à ne pas être un bon musulman, c’est-à-dire une personne soumise à Dieu.
Cependant, dans le Coran,, le voile dont doivent se vêtir les femmes musulmanes n’est pas appelé hidjâb. Ce terme s’applique principalement aux femmes du Prophète qu’il s’agit de séparer des autres hommes, par un rideau ou une tenture. C’est pourtant ce mot qui est choisi par des militants au début du XXe s. pour désigner le vêtement qui doit voiler les femmes. Ce dernier serait apparu dans les années 70 dans les universités de Bir-Zeit (Palestine) et El Azhar (Le Caire). Il est à l’évidence une réaction contre les oulema, ie les clercs traditionnels, et il procède d’une volonté de retour à un islam des origines. C’est à peu près à la même époque qu’il apparaît en Europe, porté par des épouses de militants islamistes. Plus tard, il est arborée par des jeunes filles, diplômées le plus souvent, qui par là se démarquaient de leurs mères. A l’origine en effet, le voilement prend sens dans une société patriarcale. Il s’agit avant tout de protéger les femmes de la convoitise. Les jeunes femmes d’aujourd’hui ne se reconnaissent pas dans ce voile traditionnel, entrave aux mouvements (il faut souvent tenir un pan de tissu) et source de désir pour les hommes. « L’image que veulent donner les partisanes du hijâb n’est pas celle d’une personne passive et soumise aux hommes de sa famille, mais celle d’une femme dynamique, à l’identité affirmée, et activement engagée dans la société de cette fin de siècle » .
Le port du hijâb n’est pas réglementé. Il suffit de respecter l’interdit. Son but principal « est de recouvrir le corps de la femme pour la distinguer et l’isoler des hommes et il ne doit constituer ni une parure ni un élément de prestige » (53). Pourtant, aujourd’hui, la couleur fait son apparition et dans l’ensemble on note une volonté de composer avec les modes européennes. Mais le hijâb exprime une opposition aux valeurs occidentales. C’est particulièrement le cas pour des femmes qui tout en portant le voile n’hésite pas à dévoiler une partie de leurs corps (un mollet par exemple) ou à porter des vêtements qui ne cachent pas leurs formes.
Prendre la décision de porter le hijâb n’est pas un acte neutre. Il engage la croyante dans la voie de « l’islam-action ». C’est un véritable rite de passage, classiquement en trois étapes : séparation (avant et après le choix du port du hijâb), attente (le choix n’est que rarement brutal, il est le plus souvent progressif et les influences subies multiples) et agrégation (le femme devient alors membre du groupe des « bonnes musulmanes » ; elle est libre, libre de revendiquer une modernité islamique).
Mais « le hijâb ne suffit pas, il faut qu’on ait l’attitude qui va avec » dit une femme (propos cité p. 157). Le quotidien est sous le regard d’Allah (157-208).Pour autant, en portant le hijâb, ces femmes espèrent reconquérir la place sociale dont elles disposaient à l’époque du Prophète, place dont elles ont été progressivement évincée par les hommes (87-156). Elles aiment s’identifier aux femmes et descendantes du Prophète dont les interventions ont été décisives et n’hésitent pas à récuser certains hadiths (propos du prophète) au profit d’autres comme : « Celui qui a une fille obtiendra le Paradis s’il l’éduque convenablement comme il le ferait pour un garçon » (cité p. 99). De fait, dans les couples, l’auteure observe un « idéal de complémentarité » (153). Il y a des changements à l’œuvre dont une partie au moins trouve ses racines dans la féminisation des sociétés occidentales (154). Du reste, l’étude de la vie quotidienne de ces femmes est éloquente de cette tension permanente entre application de la règle et adaptation (157-208).En effet, ces femmes attestent de l’existence d’une voie médiane (199) entre tradition et modernité, ce qui permet de comprendre la répulsion/fascination éprouvée à l’égard de l’Occident. N. B. Weibel (209-211) insiste sur les modifications que ces femmes engagées dans un « islam-action » font subir à la religion avec pour l’instant la permanence de l’interdit de contester le Coran.
Ce livre permet de dépasser bon nombre d’opinions toutes faites sur l’islam en général et sur les musulmanes en particulier. D’une lecture agréable et aisée, il associe intelligemment transcription d’entretiens et analyse. Il permet à son lecteur de faire la connaissance de femmes qui portent le hijâb, de les écouter et de les entendre, sans pour autant que l’ouvrage apparaisse comme une défense de cette pratique religieuse. Dans un univers médiatique qui pousse à la caricature, le livre de N. B. Weibel a le mérite d’ouvrir des pistes de réflexion. Il nous démontre, si besoin était, que seule la connaissance est à même d’éclairer un débat public. À ce titre, cet ouvrage est une contribution importante à toute réflexion sur la laïcité en France et en Europe.