La fréquentation des Archives nationales réserve parfois de bien surprenantes découvertes comme ces bracelets de parchemin exhumés par Arlette Farge dans les archives de la prévôté de l’Île-de-France (série Y). Ceux-ci étaient retrouvés autour du poignet de ceux dont la mort avait brutalement interrompu l’errance. Avec une délicatesse semblable à celle qui lui fut nécessaire pour déplier ces minuscules morceaux papier, Arlette Farge nous révèle un peu des signes adressés par ces errants infortunés qui ne voulaient pas disparaître dans l’anonymat et se reliaient au monde de l’écrit par un petit bout de fil rouge.
Modeste par son volume mais empli d’une profonde humanité, l’ouvrage est une plongée dans le monde de ceux que l’illettrisme empêche généralement de laisser la moindre trace mais qui, par l’écrit, revendiquent leur appartenance à la communauté sociale.
La première partie révèle quelques aspects de cet écrit sur soi comme ces lettres qui révèlent autant ce qui fut que ce qui devrait être. A tous ceux qui enseignent l’histoire de l’Ancien Régime, on ne peut que conseiller la lecture de ces quelques pages vivantes sur les acteurs de la vie villageoise comme ce procureur fiscal, première autorité compétente en cas de mort violente. Chaleureux et animé, le ton est presque celui du roman tant la description du paysage rural et de sa mobilité incessante s’efforce d’en restituer la vie.
L’intérêt du livre vient de cette proximité avec les objets, les gestes qui entourent l’examen du défunt et trahissent le refus collectif de l’indifférence et de l’anonymat qui entraîne l’errance de l’âme.
La seconde partie s’intéresse au « corps écrit », ou plutôt à sa « lecture » à la manière d’un inventaire censé reconstituer son identité. Clairs et synthétiques, les propos tirent parti des propres travaux de l’auteur (Dire et mal dire. L’opinion publique au XVIIIe siècle, Seuil, 1991) mais aussi de ceux de Roger Chartier, Pierre Bourdieu, pour nous amener à réfléchir sur ces traces ténues qui sont autant d’indices de réflexion, voire de remises en cause qui nous invitent à réfléchir sur ce topos d’une culture populaire irrémédiablement coupée de la culture savante des élites lettrées.
La démonstration commence par ce rappel que dans les villes, lieux de l’autorité et de l’image du pouvoir, personne n’échappe au contact avec l’écrit, même les milieux populaires dont l’alphabétisation est en progrès au XVIIIe siècle.
Elle se poursuit avec ces signes que les autorités relèvent sur les corps morts afin d’aider leur identification ; la prudence est de règle, comme avec ces initiales marquées sur des habits souvent achetés à la fripe, ou bien ces lettres qui révèlent quelques fragments d’une existence troublée. On s’émeut devant ces quelques mots d’excuse d’un carme déchaussé empli d’un coupable amour charnel.
En somme, tous ces corps ainsi inventoriés portent les marques d’une relation au « politique » ; mais ils sont aussi témoignages de souffrance et preuve de soi.
Bref, à tous ceux qui aiment l’histoire, on ne peut que recommander ce très beau petit livre d’histoire vivante, qui porte les interrogations de l’historien face à l’examen de choses banales, de ces minuscules traces écrites, « faibles intensités » qui témoignent des formes multiples d’appropriation de la culture écrite et rendent un peu du désir de sociabilité de ce peuple en chemin.